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haute voix, quelquefois il m’arrivait de prendre la parole, de suivre le fil de ses idées et de rencontrer, comme d’inspiration, une partie de ce qu’elle aurait dit elle-même. Les autres l’écoutaient en silence ou la suivaient, moi je l’interrompais, ou je la devançais, ou je parlais avec elle. Je conservais très-longtemps l’impression que j’avais prise ; et il fallait apparemment que je lui en restituasse quelque chose ; car si l’on discernait dans les autres qu’elles avaient conversé avec elle, on discernait en elle qu’elle avait conversé avec moi. Mais qu’est-ce que cela signifie, quand la vocation n’y est pas ?… Notre station finie, nous cédâmes la place à celles qui nous succédaient ; nous nous embrassâmes bien tendrement, ma jeune compagne et moi, avant que de nous séparer.

La scène du reposoir fit bruit dans la maison ; ajoutez à cela le succès de nos ténèbres du vendredi saint : je chantai, je touchai de l’orgue, je fus applaudie. Ô têtes folles de religieuses ! je n’eus presque rien à faire pour me réconcilier avec toute la communauté ; on vint au-devant de moi, la supérieure la première. Quelques personnes du monde cherchèrent à me connaître ; cela cadrait trop bien avec mon projet pour m’y refuser. Je vis M. le premier président, madame de Soubise, et une foule d’honnêtes gens, des moines, des prêtres, des militaires, des magistrats, des femmes pieuses, des femmes du monde ; et parmi tout cela cette sorte d’étourdis que vous appelez des talons rouges, et que j’eus bientôt congédiés. Je ne cultivai de connaissances que celles qu’on ne pouvait m’objecter ; j’abandonnai le reste à celles de nos religieuses qui n’étaient pas si difficiles.

J’oubliais de vous dire que la première marque de bonté qu’on me donna, ce fut de me rétablir dans ma cellule. J’eus le courage de redemander le petit portrait de notre ancienne supérieure ; et l’on n’eut pas celui de me le refuser ; il a repris sa place sur mon cœur, il y demeurera tant que je vivrai. Tous les matins, mon premier mouvement est d’élever mon âme à Dieu, le second est de le baiser ; lorsque je veux prier et que je me sens l’âme froide, je le détache de mon cou, je le place devant moi, je le regarde, et il m’inspire. C’est bien dommage que nous n’ayons pas connu les saints personnages, dont les simulacres sont exposés à notre vénération ; ils feraient bien