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rées ; quelques-unes avaient de la voix ; presque toutes de l’expression et du goût ; et il me parut que le public les avait entendues avec plaisir, et que la communauté était satisfaite du succès de mes soins.

Vous savez, monsieur, que le jeudi l’on transporte le Saint-Sacrement de son tabernacle dans un reposoir particulier, où il reste jusqu’au vendredi matin. Cet intervalle est rempli par les adorations successives des religieuses, qui se rendent au reposoir les unes après les autres, ou deux à deux. Il y a un tableau qui indique à chacune son heure d’adoration ; que je fus contente d’y lire : La sœur Sainte-Suzanne et la sœur Sainte-Ursule, depuis deux heures du matin jusqu’à trois ! Je me rendis au reposoir à l’heure marquée ; ma compagne y était. Nous nous plaçâmes l’une à côté de l’autre sur les marches de l’autel ; nous nous prosternâmes ensemble, nous adorâmes Dieu pendant une demi-heure. Au bout de ce temps, ma jeune amie me tendit la main et me la serra en disant :

« Nous n’aurons peut-être jamais l’occasion de nous entretenir aussi longtemps et aussi librement ; Dieu connaît la contrainte où nous vivons, et il nous pardonnera si nous partageons un temps que nous lui devons tout entier. Je n’ai pas lu votre mémoire ; mais il n’est pas difficile de deviner ce qu’il contient ; j’en aurai incessamment la réponse. Mais si cette réponse vous autorise à poursuivre la résiliation de vos vœux, ne voyez-vous pas qu’il faudra nécessairement que vous confériez avec des gens de loi ?

— Il est vrai.

— Que vous aurez besoin de liberté ?

— Il est vrai.

— Et que si vous faites bien, vous profiterez des dispositions présentes pour vous en procurer ?

— J’y ai pensé.

— Vous le ferez donc ?

— Je verrai.

— Autre chose : si votre affaire s’entame, vous demeurerez ici abandonnée à toute la fureur de la communauté. Avez-vous prévu les persécutions qui vous attendent ?

— Elles ne seront pas plus grandes que celles que j’ai souffertes.