Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/490

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le juif ne tint compte de la menace, et le grison révéla toute l’affaire à la séance qui suivit. Ils furent blâmés tous les deux, et le juif condamné à payer la lettre de change, dont la valeur fut appliquée au soulagement des pauvres. Alors je me séparai de lui ; je revins ici[1].

Quoi faire ? car il fallait périr de misère ou faire quelque chose. Il me passa toutes sortes de projets par la tête. Un jour, je partais le lendemain pour me jeter dans une troupe de province, également bon ou mauvais pour le théâtre et pour l’orchestre. Le lendemain, je songeais à me faire peindre un de ces tableaux attachés à une perche qu’on plante dans un carrefour, et où j’aurais crié à tue-tête : « Voilà la ville où il est né ; et le voilà qui prend congé de son père l’apothicaire, le voilà qui arrive dans la capitale, cherchant la demeure de son oncle… Le voilà aux genoux de son oncle, qui le chasse… Le voilà avec un juif, etc., etc. » Le jour suivant, je me levais bien résolu de m’associer aux chanteurs des rues. Ce n’est pas ce que j’aurais fait de plus mal ; nous serions allés concerter sous les fenêtres de mon cher oncle, qui en serait crevé de rage. Je pris un autre parti…

Là il s’arrêta, passant successivement de l’attitude d’un homme qui tient un violon, serrant des cordes à tour de bras, à celle d’un pauvre diable exténué de fatigue, à qui les forces manquent, à qui les jambes fléchissent, prêt à expirer, si on ne lui jette un morceau de pain ; il désignait son extrême besoin par le geste d’un doigt dirigé vers sa bouche entr’ouverte ; puis il ajouta :

Cela s’entend. On me jetait le lopin ; nous nous le disputions à trois ou quatre affamés que nous étions… Et puis pensez grandement, faites de belles choses au milieu d’une pareille détresse !

moi.

Cela est difficile.

lui.

De cascade en cascade, j’étais tombé là ; j’y étais comme

  1. On retrouvera cette anecdote avec les noms dans le Voyage en Hollande, chapitre de la Police, ce qui est une preuve de plus de la révision du Neveu de Rameau après 1773.