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lui.

Et cet homme, qu’est-il devenu ?

moi.

S’il eût été sage, il eût fait fortune, la seule chose qu’il paraît que vous ayez en vue[1].]

lui.

Sans doute, de l’or, de l’or ; l’or est tout, et le reste, sans or, n’est rien. Aussi, au lieu de lui faire farcir la tête de belles maximes, qu’il faudrait qu’il oubliât sous peine de n’être qu’un gueux, lorsque je possède un louis, ce qui ne m’arrive pas souvent, je me plante devant lui, je tire le louis de ma poche, je le lui montre avec admiration, je lève les yeux au ciel, je baise le louis devant lui, et pour lui faire entendre mieux encore l’importance de la pièce sacrée, je lui bégaye de la voix, je lui désigne du doigt, tout ce qu’on en peut acquérir, un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit ; ensuite je mets le louis dans ma poche, je me promène avec fierté, je relève la basque de ma veste, je frappe de la main sur mon gousset ; et c’est ainsi que je lui fais concevoir que c’est du louis qui est là que naît l’assurance qu’il me voit.

moi.

On ne peut rien de mieux ; mais s’il arrivait que profondément pénétré de la valeur du louis, un jour… ?

lui.

Je vous entends. Il faut fermer les yeux là-dessus, il n’y a point de principe de morale qui n’ait son inconvénient. Au pis aller, c’est un mauvais quart d’heure et tout est fini.

moi.

Même d’après des vues si courageuses et si sages je persiste à croire qu’il serait bon d’en faire un musicien. Je ne connais pas de moyen d’approcher plus rapidement des grands, de mieux servir leurs vices et de mettre à profit les siens.

  1. Tout le passage entre crochets manque dans les anciennes éditions. M. Asselineau l’avait traduit de Gœthe et l’avait mis en appendice ; mais, si fidèle que soit la traduction de Gœthe, la traduction de sa traduction ne pouvait donner le texte. La conversation rapportée est celle qui eut lieu entre Diderot et Bemetzrieder ; on la retrouvera, à peu de chose près, dans l’article sur les leçons de clavecin de ce musicien (section Beaux-arts, 2e partie).