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musicien, aurait dû s’apercevoir de deux choses : l’une que les syllabes longues ou brèves n’ont aucune durée fixe, pas même de rapport déterminé entre leurs durées ; que la passion dispose de la prosodie presque comme il lui plaît ; qu’elle exécute les plus grands intervalles, et que celui qui s’écrie dans le fort de sa douleur : « Ah ! malheureux que je suis ! » monte la syllabe d’exclamation au ton le plus élevé et le plus aigu, et descend les autres au ton le plus grave et le plus bas, faisant l’octave ou même un plus grand intervalle, et donnant à chaque son la quantité qui convient au tour de la mélodie, sans que l’oreille soit offensée, sans que ni syllabe longue ni syllabe brève aient conservé la longueur ou la brièveté du discours tranquille. Quel chemin nous avons fait depuis le temps où nous citions la parenthèse d’Armide : Le vainqueur de Renaud (si quelqu’un le peut être)…, l’Obéissons sans balancer,… des Indes galantes, comme des prodiges de déclamation musicale ! À présent ces prodiges-là me font hausser les épaules de pitié. Du train dont l’art s’avance, je ne sais où il aboutira. En attendant, buvons un coup.


Il en but deux, trois, sans savoir ce qu’il faisait. Il allait se noyer comme il s’était épuisé, sans s’en apercevoir, si je n’avais déplacé la bouteille qu’il cherchait de distraction. Alors je lui dis :

moi.

Comment se fait-il qu’avec un tact aussi fin, une si grande sensibilité pour les beautés de l’art musical, vous soyez aussi aveugle sur les belles choses en morale, aussi insensible aux charmes de la vertu ?

lui.

C’est apparemment qu’il y a pour les unes un sens que je n’ai pas, une fibre qui ne m’a point été donnée, une fibre lâche qu’on a beau pincer et qui ne vibre pas ; ou peut-être que j’ai toujours vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens, d’où il est arrivé que mon oreille est devenue très-fine et que mon cœur est devenu sourd. Et puis c’est qu’il y avait quelque chose de race. Le sang de mon père et le sang de mon oncle est le même sang ; mon sang est le même que celui de mon