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les yeux demi-clos, les bras pendants, remuant sa mâchoire comme un automate, et disant : « Oui, vous avez raison, mademoiselle, il faut mettre de la finesse là. »

C’est que cela décide, que cela décide toujours et sans appel, le soir, le matin, à la toilette, à dîner, au café, au jeu, au théâtre, à souper, au lit, et, Dieu me le pardonne, je crois, entre les bras de sa maîtresse. Je ne suis pas à portée d’entendre ces dernières décisions-ci, mais je suis diablement las des autres… Triste, obscur, et tranché comme le destin, tel est notre patron.

Vis-à-vis c’est une bégueule qui joue l’importance, à qui l’on se résoudrait à dire qu’elle est jolie, parce qu’elle l’est encore, quoiqu’elle ait sur le visage quelques gales par-ci par-là, et qu’elle coure après le volume de Mme Couvillon[1]. J’aime les chairs quand elles sont belles ; mais aussi trop est trop, et le mouvement est si essentiel à la matière ! Item, elle est plus méchante, plus fière et plus bête qu’une oie. Item, elle veut avoir de l’esprit. Item, il faut lui persuader qu’on lui en croit comme à personne. Item, cela ne sait rien, et cela décide aussi. Item, il faut applaudir à ses décisions des pieds et des mains, sauter d’aise, se transir d’admiration : « Que cela est beau, délicat, bien dit, finement vu, singulièrement senti ! où les femmes prennent-elles cela ? Sans étude, par la seule force de l’instinct, par la seule lumière naturelle ! cela tient du prodige. Et puis qu’on vienne nous dire que l’expérience, l’étude, la réflexion, l’éducation y font quelque chose !… » Et autres pareilles sottises, et pleurer de joie ; dix fois la journée se courber, un genou fléchi en devant, l’autre jambe tirée en arrière, les bras étendus vers la déesse, chercher son désir dans ses yeux, rester suspendu à sa lèvre, attendre son ordre et partir comme un éclair. Qui est-ce qui veut s’assujettir à un rôle pareil, si ce n’est le misérable qui trouve là, deux ou trois fois la semaine, de quoi calmer la tribulation de ses intestins ! Que penser des autres, tels que le Palissot, le Fréron, le Poinsinet[2], le Bacu-

  1. Voir le Roman comique, de Scarron.
  2. L’édition Brière met ici Mallet, ce qui est évidemment une faute de lecture. Nous rétablissons Poinsinet, d’après Gœthe et notre copie. On verra tout à l’heure que c’est bien lui qui est en scène.