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desquels les gueux comme moi ont à chercher leur vie. On loue la vertu, mais on la hait, mais on la fuit, mais elle gèle de froid, et dans ce monde il faut avoir les pieds chauds. Et puis cela me donnerait de l’humeur infailliblement ; car pourquoi voyons-nous si fréquemment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables ? C’est qu’ils se sont imposé une tâche qui ne leur est pas naturelle ; ils souffrent, et quand on souffre on fait souffrir les autres : ce n’est pas là mon compte ni celui de mes protecteurs ; il faut que je sois gai, souple, plaisant, bouffon, drôle. La vertu se fait respecter, et le respect est incommode ; la vertu se fait admirer, et l’admiration n’est pas amusante. J’ai affaire à des gens qui s’ennuient, et il faut que je les fasse rire. Or c’est le ridicule et la folie qui font rire, il faut donc que je sois ridicule et fou, et quand la nature ne m’aurait pas fait tel, le plus court serait de le paraître. Heureusement je n’ai pas besoin d’être hypocrite ; il y en a déjà tant de toutes les couleurs, sans compter ceux qui le sont avec eux-mêmes. Ce chevalier de La Morlière[1], qui retape son chapeau sur son oreille, qui porte la tête au vent, qui vous regarde le passant par-dessus l’épaule, qui fait battre une longue épée sur sa cuisse, qui a l’insulte toute prête pour celui qui n’en porte point et qui semble adresser un défi à tout venant ; que fait-il ? tout ce qu’il peut pour se persuader qu’il est un homme de cœur, mais il est lâche. Offrez-lui une croquignole sur le bout du nez, et il la recevra en douceur. Voulez-vous lui faire baisser le ton ? Élevez-le, montrez-lui votre canne ou appliquez votre pied entre ses fesses. Tout étonné de se trouver un lâche, il vous demandera qui est-ce qui vous l’a appris, d’où vous le savez ? lui-même l’ignorait le moment précédent ; une longue et habituelle singerie de bravoure lui en avait imposé, il avait tant fait les mines qu’il croyait la chose.

Et cette femme[2] qui se mortifie, qui visite les prisons, qui assiste à toutes les assemblées de charité, qui marche les yeux

  1. On trouvera un bon article sur La Morlière, signé : Adolphe Rochas, dans la Biographie du Dauphiné, 2 vol. in-8o. M. Monselet a fait figurer aussi cet écrivain dans les Oubliés et les Dédaignés. Quoiqu’il ait écrit Angola, qui est un petit chef-d’œuvre en son genre, La Morlière n’est point à réhabiliter. Son rôle de chef de cabale au théâtre et sa vie privée le montrent bien tel que le peint le neveu de Rameau.
  2. M. de Saur a inventé pour ce rôle une « Mme de Past… » qui n’est nommée nulle part dans Gœthe, ni ailleurs.