Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/436

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et la rondeur de sa gorge, à presser ses lèvres des miennes, à puiser la volupté dans ses regards, et à expirer entre ses bras ; quelquefois avec mes amis une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas ; mais, je ne vous dissimulerai pas, il m’est infiniment plus doux encore d’avoir secouru le malheureux, d’avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable, une promenade avec un homme ou une femme chère à mon cœur, passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état, dit à celle que j’aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon cou. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède ; c’est un sublime ouvrage que Mahomet, j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Une personne de ma connaissance s’était réfugiée à Carthagène ; c’était un cadet de famille dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère trop faciles de tout ce qu’ils possédaient, les avait expulsés de leur château et que les bons vieillards languissaient indigents dans une petite ville de la province. Que fait alors ce cadet, qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin ? Il leur envoie des secours ; il se hâte d’arranger ses affaires, il revient opulent, il ramène son père et sa mère dans leur domicile, il marie ses sœurs. Ah ! mon cher Rameau, cet homme regardait cet intervalle comme le plus heureux de sa vie, c’est les larmes aux yeux qu’il m’en parlait, et moi je sens en vous faisant ce récit mon cœur se troubler de joie et le plaisir me couper la parole.

lui.

Vous êtes des êtres bien singuliers !

moi.

Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n’imaginez pas qu’on s’est élevé au-dessus du sort, et qu’il est impossible d’être malheureux à l’abri de deux belles actions telles que celles-ci.

lui.

Voilà une espèce de félicité avec laquelle j’aurais de la peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais, à votre compte, il faudrait donc être d’honnêtes gens ?