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moi.

Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois combien c’est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là d’une manière bien honorable pour l’espèce humaine, bien utile à vos concitoyens, bien glorieuse pour vous.

lui.

Mais je crois que vous vous moquez de moi. Monsieur le philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne se sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en êtes, vous autres, vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un certain tour d’esprit romanesque que nous n’avons pas, une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu, vous l’appelez philosophie ; mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde ? En a qui peut, en conserve qui peut. Imaginez l’univers sage et philosophe ; convenez qu’il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie, vive la sagesse de Salomon : boire de bons vins, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes, se reposer dans des lits bien mollets ; excepté cela, le reste n’est que vanité.

moi.

Quoi ! défendre sa patrie ?…

lui.

Vanité ! Il n’y a plus de patrie : je ne vois d’un pôle à l’autre que des tyrans et des esclaves.

moi.

Servir ses amis ?…

lui.

Vanité ! Est-ce qu’on a des amis ? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats ? Regardez-y bien, et vous verrez que c’est presque toujours là ce qu’on recueille des services rendus. La reconnaissance est un fardeau, et tout fardeau est fait pour être secoué.