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maisons religieuses, et que le scandale de ma première démarche avait empêché qu’on ne me reçût postulante. On fut moins difficile à Longchamp ; et cela, sans doute, parce qu’on insinua que j’étais musicienne, et que j’avais de la voix[1]. On m’exagéra bien les difficultés qu’on avait eues, et la grâce qu’on me faisait de m’accepter dans cette maison : on m’engagea même à écrire à la supérieure. Je ne sentais pas les suites de ce témoignage écrit qu’on exigeait : on craignait apparemment qu’un jour je ne revinsse contre mes vœux ; on voulait avoir une attestation de ma propre main qu’ils avaient été libres. Sans ce motif, comment cette lettre, qui devait rester entre les mains de la supérieure, aurait-elle passé dans la suite entre les mains de mes beaux-frères ? Mais fermons vite les yeux là-dessus ; ils me montrent M. Simonin comme je ne veux pas le voir : il n’est plus.


Je fus conduite à Longchamp ; ce fut ma mère qui m’accompagna. Je ne demandai point à dire adieu à M. Simonin ; j’avoue que la pensée ne m’en vint qu’en chemin. On m’attendait ; j’étais annoncée, et par mon histoire et par mes talents : on ne me dit rien de l’une ; mais on fut très-pressé de voir si l’acquisition qu’on faisait en valait la peine. Lorsqu’on se fut entretenu de beaucoup de choses indifférentes, car après ce qui m’était arrivé, vous pensez bien qu’on ne parla ni de Dieu, ni de vocation, ni des dangers du monde, ni de la douceur de la vie religieuse, et qu’on ne hasarda pas un mot des pieuses fadaises dont on remplit ces premiers moments, la supérieure dit : « Mademoiselle, vous savez la musique, vous chantez ; nous avons un clavecin ; si vous vouliez, nous irions dans notre parloir… » J’avais l’âme serrée, mais ce n’était pas le moment de marquer de la répugnance ; ma mère passa, je la suivis ; la supérieure ferma la marche avec quelques religieuses que la curiosité avait attirées. C’était le soir ; on m’apporta des bou-

  1. L’abbaye de Longchamp attirait les Parisiens les mercredi, jeudi et vendredi de la semaine sainte par ses offices chantés. La supérieure, qui mettait de la coquetterie à avoir les plus belles voix, n’hésitait pas à emprunter, pour ces circonstances, les chœurs de l’Opéra. La Le Maure, dont parle Diderot dans les Bijoux indiscrets, avait fait profession dans cette maison, et y revoyait ainsi une fois par an ses anciennes compagnes.