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oreilles et dans les miennes, puis remettant son instrument sous son bras gauche de la même main dont il le tenait, et laissant tomber sa main droite avec son archet : Eh bien, me disait-il, qu’en pensez-vous ?

moi.

À merveille !

lui.

Cela va, ce me semble, cela résonne à peu près comme les autres…

Et aussitôt il s’accroupit comme un musicien qui se met au clavecin.

moi.

Je vous demande grâce pour vous et pour moi.

lui.

Non, non, puisque je vous tiens, vous m’entendrez. Je ne veux point d’un suffrage qu’on m’accorde sans savoir pourquoi. Vous me louerez d’un ton plus assuré, et cela me vaudra quelque écolier.

moi.

Je suis si peu répandu, et vous allez vous fatiguer en pure perte.

lui.

Je ne me fatigue jamais.

Comme je vis que je voudrais inutilement avoir pitié de mon homme, car la sonate sur le violon l’avait mis tout en eau, je pris le parti de le laisser faire ; le voilà donc assis au clavecin, les jambes fléchies, la tête élevée vers le plafond où l’on eût dit qu’il voyait une partition notée, chantant, préludant, exécutant une pièce d’Alberti ou de Galuppi, je ne sais lequel des deux. Sa voix allait comme le vent et ses doigts voltigeaient sur les touches, tantôt laissant le dessus pour prendre la basse ; tantôt quittant la partie d’accompagnement pour revenir au dessus. Les passions se succédaient sur son visage ; on y distinguait la tendresse, la colère, le plaisir, la douleur : on sentait les piano, les forte, et je suis sûr qu’un plus habile que moi aurait reconnu le morceau au mouvement, au caractère, à ses mines et à quelques traits de chant qui lui échappaient par intervalle. Mais, ce qu’il avait de bizarre, c’est que