Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/409

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moi.

S’il n’y a que cela qui vous chagrine, cela n’en vaut pas trop la peine.

lui.

Ce n’est rien, ce sont des moments qui passent.

Puis il se remettait à chanter l’ouverture des Indes galantes et l’air Profonds abîmes, et il ajoutait :

Le quelque chose qui est là et qui me parle me dit : Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-là ; si tu avais fait ces deux morceaux-là, tu en ferais bien deux autres ; et quand tu en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait partout. Quand tu marcherais, tu aurais la tête droite, ta conscience te rendrait témoignage à toi-même de ton propre mérite, les autres te désigneraient du doigt, on dirait : C’est lui qui a fait les jolies gavottes (et il chantait les gavottes). Puis, avec l’air d’un homme touché qui nage dans la joie et qui en a les yeux humides, il ajoutait en se frottant les mains : Tu aurais une bonne maison (il en mesurait l’étendue avec ses bras), un bon lit (et il s’y étendait nonchalamment), de bons vins (qu’il goûtait en faisant claquer sa langue contre son palais), un bon équipage (et il levait le pied pour y monter), de jolies femmes (à qui il prenait déjà la gorge et qu’il regardait voluptueusement) ; cent faquins te viendraient encenser tous les jours (et il croyait les voir autour de lui : il voyait Palissot, Poinsinet, les Fréron père et fils, La Porte ; il les entendait, il se rengorgeait, les approuvait, leur souriait, les dédaignait, les méprisait, les chassait, les rappelait ; puis il continuait : ) Et c’est ainsi que l’on te dirait le matin que tu es un grand homme ; tu lirais dans l’histoire des Trois Siècles[1] que tu es un grand homme, tu serais convaincu le soir que tu es un grand homme, et le grand homme Rameau s’endormirait au doux murmure de l’éloge qui retentirait dans son oreille même en dormant, il aurait l’air satisfait : sa poitrine se dilaterait, s’élèverait, s’abaisserait avec aisance, il ronflerait comme un grand homme…

Et en parlant ainsi, il se laissait aller mollement sur une banquette ; il fermait les yeux, et il imitait le sommeil heureux

  1. Les Trois Siècles de la littérature française, ouvrage de l’abbé Sabatier de Castres, qui ne parut qu’en 1772, et dont la citation nous oblige à placer la révision dernière de cette satire vers cette date. On pourrait même la reporter plus tard encore, le fils Fréron, dont il est question quelques lignes plus haut, n’ayant alors que sept ans.