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avis, est celui où je devais être, et foin du plus parfait des mondes, si je n’en suis pas. J’aime mieux être, et même être impertinent raisonneur, que de n’être pas.

moi.

Il n’y a personne qui ne pense comme vous, et qui ne fasse le procès à l’ordre qui est, sans s’apercevoir qu’il renonce à sa propre existence.

lui.

Il est vrai.

moi.

Acceptons donc les choses comme elles sont. Voyons ce qu’elles nous coûtent, et ce qu’elles nous rendent, et laissons là le tout que nous ne connaissons pas assez pour le louer ou le blâmer, et qui n’est peut-être ni bien ni mal, s’il est nécessaire, comme beaucoup d’honnêtes gens l’imaginent.

lui.

Je n’entends pas grand’chose à tout ce que vous me débitez là. C’est apparemment de la philosophie ; je vous préviens que je ne m’en mêle pas. Tout ce que je sais, c’est que je voudrais bien être un autre, au hasard d’être un homme de génie, un grand homme ; oui, il faut que j’en convienne, il y a là quelque chose qui me le dit. Je n’en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne m’ait fait enrager secrètement. Je suis envieux. Lorsque j’apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je l’écoute avec plaisir ; cela nous rapproche, j’en supporte plus aisément ma médiocrité. Je me dis : Certes, tu n’aurais jamais fait Mahomet, mais ni l’éloge de Maupeou[1]. J’ai donc été, je suis donc fâché d’être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je n’ai jamais entendu jouer l’ouverture des Indes galantes[2], jamais entendu chanter Profonds abîmes du Ténare ; Nuit, éternelle nuit, sans me dire avec douleur : Voilà ce que tu ne feras jamais. J’étais donc jaloux de mon oncle ; et s’il y avait eu à sa mort quelques belles pièces de clavecin dans son portefeuille, je n’aurais pas balancé à rester moi et à être lui.

  1. Voltaire a plusieurs fois vanté Maupeou et lui a adressé des lettres et des vers.
  2. De Rameau, l’oncle.