Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/407

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commisération, la tendresse. On demandera qui il était, de quel pays, et on l’enviera à la France. Il a fait souffrir quelques êtres qui ne sont plus, auxquels nous ne prenons presque aucun intérêt ; nous n’avons rien à redouter ni de ses vices, ni de ses défauts. Il eût été mieux sans doute qu’il eût reçu de la nature la vertu d’un homme de bien avec les talents d’un grand homme. C’est un arbre qui a fait sécher quelques arbres plantés dans son voisinage, qui a étouffé les plantes qui croissaient à ses pieds ; mais il a porté sa cime jusque dans la nue, ses branches se sont étendues au loin ; il a prêté son ombre à ceux qui venaient, qui viennent et qui viendront se reposer autour de son tronc majestueux ; il a produit des fruits d’un goût exquis, et qui se renouvellent sans cesse. Il serait à souhaiter que Voltaire eût encore la douceur de Duclos, l’ingénuité de l’abbé Trublet, la droiture de l’abbé d’Olivet ; mais puisque cela ne se peut, regardons la chose du côté vraiment intéressant ; oublions pour un moment le point que nous occupons dans l’espace et dans la durée, et étendons notre vue sur les siècles à venir, les régions les plus éloignées et les peuples à naître. Songeons au bien de notre espèce ; si nous ne sommes point assez généreux, pardonnons au moins à la nature d’avoir été plus sage que nous. Si vous jetez de l’eau froide[1] sur la tête de Greuze, vous éteindrez peut-être son talent avec sa vanité. Si vous rendez Voltaire moins sensible à la critique, il ne saura plus descendre dans l’âme de Mérope, il ne vous touchera plus.

lui.

Mais si la nature était aussi puissante que sage, pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu’elle les a faits grands ?

moi.

Mais ne voyez-vous pas qu’avec un pareil raisonnement vous renversez l’ordre général, et que si tout ici-bas était excellent, il n’y aurait rien d’excellent ?

lui.

Vous avez raison ; le point important est que vous et moi nous soyons, et que nous soyons vous et moi ; que tout aille d’ailleurs comme il pourra. Le meilleur ordre des choses, à mon

  1. M. de Saur a cru que de l’eau froide ne suffisait pas. Aussi a-t-il traduit : « de l’eau-forte. »