Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/405

Cette page a été validée par deux contributeurs.

moi.

Doucement, cher homme. Çà, dites-moi, je ne prendrai pas votre oncle pour exemple. C’est un homme dur, c’est un brutal ; il est sans humanité, il est avare, il est mauvais père, mauvais époux, mauvais oncle ; mais il n’est pas décidé que ce soit un homme de génie, qu’il ait poussé son art fort loin, et qu’il soit question de ses ouvrages dans dix ans. Mais Racine ? celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Mais Voltaire !…

lui.

Ne me pressez pas, car je suis conséquent.

moi.

Lequel des deux préféreriez-vous, ou qu’il eût été un bon homme, identifié avec son comptoir, comme Briasson[1], ou avec son aune, comme Barbier, faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari, bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus ; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant, mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie ?

lui.

Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu’il eût été le premier.

moi.

Cela est même infiniment plus vrai que vous ne le sentez.

lui.

Oh ! vous voilà, vous autres ! Si nous disons quelque chose de bien, c’est comme des fous ou des inspirés, par hasard. Il n’y a que vous autres qui vous entendiez ; oui, monsieur le philosophe, je m’entends, et je m’entends aussi bien que vous vous entendez.

moi.

Voyons ; eh bien, pourquoi pour lui ?

lui.

C’est que toutes ces belles choses-là qu’il a faites ne lui ont pas rendu vingt mille francs, et que s’il eût été un bon mar-

  1. Libraire. Voir t. I, p. 397.