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un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. C’est un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison ; il faut que les notions de l’honnête et du déshonnête soient bien étrangement brouillées dans sa tête, car il montre ce que la nature lui a donné de bonnes qualités sans ostentation, et ce qu’il en a reçu de mauvaises sans pudeur. Au reste, il est doué d’une organisation forte, d’une chaleur d’imagination singulière, et d’une vigueur de poumons peu commune. Si vous le rencontrez jamais et que son originalité ne vous arrête pas, ou vous mettrez vos doigts dans vos oreilles, ou vous vous enfuirez. Dieux, quels terribles poumons ! Rien ne dissemble plus de lui que lui-même. Quelquefois il est maigre et hâve comme un malade au dernier degré de la consomption ; on compterait ses dents à travers ses joues, on dirait qu’il a passé plusieurs jours sans manger, ou qu’il sort de la Trappe. Le mois suivant, il est gras et replet comme s’il n’avait pas quitté la table d’un financier, ou qu’il eût été renfermé dans un couvent de Bernardins. Aujourd’hui en linge sale, en culotte déchirée, couvert de lambeaux, presque sans souliers, il va la tête basse, il se dérobe, on serait tenté de l’appeler pour lui donner l’aumône. Demain poudré, chaussé, frisé, bien vêtu, il marche la tête haute, il se montre, et vous le prendriez à peu près pour un honnête homme. Il vit au jour la journée ; triste ou gai, selon les circonstances. Son premier soin, le matin, quand il est levé, est de savoir où il dînera ; après dîner, il pense où il ira souper. La nuit amène aussi son inquiétude : ou il regagne à pied un petit grenier qu’il habite, à moins que l’hôtesse ennuyée d’attendre son loyer, ne lui en ait redemandé

    parties d’échecs sans voir le damier et gagnait deux joueurs au-dessus de la force médiocre, à qui il ne pouvait faire à chacun en particulier avantage que du cavalier, en voyant le damier, quoiqu’il fût de la première force. Nous ajouterons à ce fait une circonstance dont nous avons été témoins oculaires : c’est qu’au milieu d’une de ses parties, on lui fit une fausse marche de propos délibéré, et qu’au bout d’un assez grand nombre de coups il reconnut la fausse marche et fit remettre la pièce où elle devait être. Ce jeune homme s’appelle M. Philidor ; il est fils d’un musicien qui a eu de la réputation ; il est lui-même grand musicien et le premier joueur de dames polonaises qu’il y ait peut-être jamais eu et qu’il y aura peut-être jamais. » Le nom de famille de Philidor était Danican. C’était Louis XIII qui avait modifié le nom de son aïeul Michel Danican. Philidor, né en 1727, mourut à Londres en 1795. Quant à Légal, Diderot l’appelle M. de Légal, dans une lettre à Philidor, du 10 avril 1782.