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— Malheur à moi, ajouta-t-elle vivement, si je ne vous avouais pas autant qu’il est en mon pouvoir !

— Eh bien ! maman, lui dis-je, rendez-moi vos bontés ; rendez-moi votre présence ; rendez-moi la tendresse de celui qui se croit mon père.

— Peu s’en faut, ajouta-t-elle, qu’il ne soit aussi certain de votre naissance que vous et moi. Je ne vous vois jamais à côté de lui, sans entendre ses reproches ; il me les adresse, par la dureté dont il en use avec vous ; n’espérez point de lui les sentiments d’un père tendre. Et puis, vous l’avouerai-je, vous me rappelez une trahison, une ingratitude si odieuse de la part d’un autre, que je n’en puis supporter l’idée ; cet homme se montre sans cesse entre vous et moi ; il me repousse, et la haine que je lui dois se répand sur vous.

— Quoi ! lui dis-je, ne puis-je espérer que vous me traitiez, vous et M. Simonin, comme une étrangère, une inconnue que vous auriez accueillie par humanité ?

— Nous ne le pouvons ni l’un ni l’autre. Ma fille, n’empoisonnez pas ma vie plus longtemps. Si vous n’aviez point de sœurs, je sais ce que j’aurais à faire : mais vous en avez deux ; et elles ont l’une et l’autre une famille nombreuse. Il y a longtemps que la passion qui me soutenait s’est éteinte ; la conscience a repris ses droits.

— Mais celui à qui je dois la vie…

— Il n’est plus ; il est mort sans se ressouvenir de vous ; et c’est le moindre de ses forfaits… »

En cet endroit sa figure s’altéra, ses yeux s’allumèrent, l’indignation s’empara de son visage ; elle voulait parler, mais elle n’articula plus ; le tremblement de ses lèvres l’en empêchait. Elle était assise ; elle pencha sa tête sur ses mains, pour me dérober les mouvements violents qui se passaient en elle. Elle demeura quelque temps dans cet état, puis elle se leva, fit quelques tours dans la chambre sans mot dire ; elle contraignait ses larmes qui coulaient avec peine, et elle disait :

« Le monstre ! il n’a pas dépendu de lui qu’il ne vous ait étouffée dans mon sein par toutes les peines qu’il m’a causées ; mais Dieu nous a conservées l’une et l’autre, pour que la mère expiât sa faute par l’enfant. Ma fille, vous n’avez rien, et vous n’aurez jamais rien. Le peu que je puis faire pour vous, je le