Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que pour y être vus sous une couleur fausse ; en effet, c’est sur la masse, et non sur les hommes supérieurs seulement, qu’ils cherchent à agir, et c’est par elle qu’ils sont jugés. La protection que leur accordent des esprits médiocres et prétentieux leur fait plus de mal que de bien. Le sens commun a peur que les hautes idées, venant en contact avec la grossièreté du monde réel, ne reçoivent des applications fausses. D’ailleurs, tous les hommes qui vivent à l’écart pour une seule idée, s’ils paraissent devant la foule, semblent étrangers et facilement ridicules. Ils ne cachent guère l’importance qu’ils donnent à l’objet auquel ils consacrent leur existence, et celui qui ne sait pas apprécier leurs efforts ou qui n’a aucune indulgence pour le mérite peut-être trop pénétré de lui-même, les trouvera orgueilleux, fantasques et vains. Ce sont là des résultats qui se produisent naturellement ; il aurait été louable, en présence de ces maux inévitables, de ne pas perdre de vue le but principal que l’on cherchait, et de ne pas compromettre les grands avantages que le monde pouvait espérer. Palissot, au contraire, rendit la situation plus fâcheuse ; il écrivit une satire, et chercha à perdre dans l’opinion certaines personnes, en traçant d’elles des caricatures toujours faciles à faire. Quelle est donc cette satire ?

« Sa pièce est divisée en trois actes. Son arrangement, assez habile, témoigne d’un talent exercé, mais l’invention est maigre. On reconnaît les formules ordinaires de la comédie française. Rien n’est nouveau, sinon cette hardiesse de mettre en scène des personnes clairement désignées. Un brave bourgeois, avant de mourir, a promis sa fille à un jeune soldat ; sa veuve s’est engouée de la philosophie, et elle ne veut donner sa fille qu’à un membre de cette corporation. Tous les philosophes qui paraissent sont d’abominables gens, cependant ils ont des caractères si vaguement dessinés qu’on pourrait les prendre pour des coquins de n’importe quelle classe. Aucun d’eux n’est habitué de la maison, aucun n’a avec cette veuve de relations d’affection ; aucun n’a d’illusion sur elle ; nul sentiment ne vit dans leurs cœurs ; c’étaient là des idées trop fines pour l’auteur qui, cependant, avait sous les yeux des modèles de ce genre dans « les bureaux d’esprit. » Ce qu’il voulait simplement, c’était rendre haïssables les philosophes ; il les montre donc méprisant et maudissant leur protectrice ; ces messieurs ne viennent dans cette maison que pour aider Valère à obtenir la main de la jeune fille. Ils affirment que, dès qu’ils auront réussi dans leur entreprise, ils n’en franchiront plus le seuil. Et c’est sous de pareils traits que nous devons reconnaître un D’Alembert et un Helvétius ! Je laisse deviner avec quelle habileté le principe d’égoïsme de ce dernier est mis à profit ; on montre qu’il conduit tout droit à introduire la main dans la poche d’autrui. Enfin, apparaît un domestique, un paillasse, marchant à quatre pattes, tenant une tête de salade ; il est destiné à rendre ridicule l’état de nature vanté par Rousseau. Une lettre découverte révèle à la maîtresse de la maison la manière dont la jugent les Philosophes, et ils sont mis honteusement à la porte. La conduite de la pièce ne la rendait pas indigne de Paris ; la versification n’en est pas mauvaise, çà et là se trouve un trait heureux ; mais partout se montre, comme dans les œuvres de tous ceux qui s’attaquent aux esprits supérieurs, une vulgarité qui rend l’œuvre insupportable et méprisable. »


Nous ne croyons pas qu’on nous sache mauvais gré d’avoir donné ce long morceau dans lequel se trouvent tant d’idées justes, et où règne ce sentiment de calme optimisme qui caractérise Goethe. Il nous épargnera bien des redites, et nous pouvons revenir à notre historique du livre analysé si largement.

À partir de 1823, le Neveu de Rameau appartenait donc définitive-