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se laisser imputer un délit littéraire[1], n’hésitèrent pas à dire hautement que le véritable original était apocryphe. Dans ces circonstances, l’éditeur, M. Brière, s’adressa à moi par une lettre en date du 27 juillet 1823, dont voici la teneur :


Pardonnez-moi, monsieur, si je viens vous dérober quelques-uns de ces instants précieux que, pour les plaisirs de notre âge et des siècles futurs, vous avez consacrés au culte des Muses ; mais c’est au nom des mânes de Diderot que je vous invoque, et le rang distingué que cet illustre écrivain me paraît tenir dans votre estime m’est un gage assuré que je ne me serai point en vain adressé à vous. Je me sens encore soutenu dans ma témérité à solliciter une réponse de vous par ce profond caractère de vérité et de droiture que je trouve empreint dans tous vos écrits.

Il s’agit, monsieur, de prononcer dans un procès purement littéraire ; votre sentence sera sans appel, et votre réponse me donnera une victoire éclatante sur un imposteur qui n’a pas craint de me présenter au public français comme un fourbe capable d’en imposer au point de donner comme un original une traduction d’un ouvrage de Diderot. Voici le fait :

Éditeur des Œuvres complètes de Diderot, j’ai rempli le vœu formé par vous-même en comprenant dans mon édition le Neveu de Rameau. Cet ouvrage n’est pas encore publié. La traduction allemande que vous avez donnée de cet ouvrage remarquable est si fidèle, me disait encore, il y a quelques jours, le fils de M. Pfeffel, de Colmar, qu’il serait très-facile de reproduire textuellement Diderot. Cependant, pour rendre aux lettres françaises l’ouvrage de Diderot, je n’ai point fait usage de votre traduction ; j’ai imprimé mon édition sur une copie faite en 1760, sous les yeux de l’auteur. Cette copie m’a été donnée par Mme la marquise de Vandeul, fille unique de Diderot, demeurant aujourd’hui à Paris, rue Neuve-du-Luxembourg, no 18.

D’un autre côté, un M. de Saur a retraduit, en 1821, votre traduction ; il l’a défigurée en beaucoup d’endroits, s’est permis beaucoup d’amplifications, et n’en a pas moins présenté son livre comme un ouvrage posthume et inédit de Diderot. Aujourd’hui qu’il se voit forcé d’avouer qu’il n’est que traducteur, il me dénonce comme un fourbe semblable à lui, et prêche dans tous nos journaux que mon édition prétendue originale n’est, comme la sienne, qu’une traduction de votre traduction.

« Prouvez le contraire, me dit-il, en me présentant l’autographe de Diderot, et je me rétracte à l’instant. » Le méchant sait bien que cet autographe, envoyé au prince de Saxe-Gotha ou au prince Henri de Prusse, a été détruit, et comme je n’ai à lui opposer que la copie faite par un secrétaire de Diderot, il persiste à taxer d’imposture la famille de Diderot et moi-même. C’est à vous seul qu’il est réservé, monsieur, c’est à vous seul qu’il est possible de faire voir quels sont les trompeurs, de M. de Saur ou de l’estimable marquise de Vandeul, avec laquelle je m’honore de faire cause commune dans cette affaire. La France attend votre arrêt.

J’ai l’honneur de vous envoyer, monsieur, un exemplaire de mon édition du Neveu de Rameau. Vous reconnaîtrez, je n’en doute pas, le même texte qui a servi à votre élégante traduction. Après avoir reconnu la vérité de mes assertions, serez-vous assez bon pour me donner, par la réponse dont j’ose me flatter d’être honoré, le moyen de confondre mes accusateurs et ceux de la famille de Diderot lui-même ?

  1. Ils étaient pourtant coutumiers du fait. Ils ont agi de même pour leur tragédie traduite de Varnhagen von Ense (Adolphe de Habsbourg), pour une pièce de Huber (le Sacrifice interrompu), dont ils ont pris, sans le dire, la traduction faite en 1802 par M. Doppel ; pour un roman de Klinger (Aventures de Faust, et sa descente aux enfers). V. la France littéraire, article De Saur.