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sang me vint au nez ; je saisis une de ses mains malgré qu’elle en eût ; et l’arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais : « Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant… » Et elle me répondit (en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d’entre les miennes) : « Relevez-vous, malheureuse, relevez-vous. » Je lui obéis, je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d’autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober à ses yeux[1]. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j’en étais toute couverte sans que je m’en aperçusse. À quelques mots qu’elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l’on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu’on m’avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l’escalier ; je la retins par son vêtement ; mais tout ce que j’en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement d’indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.

J’entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou de leur écrire. On m’apportait à manger, on me servait ; une domestique m’accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois ; et c’est ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait, c’est que j’étais libre, et que mon sort, quelque dur qu’il fût, pouvait changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.

Tant d’inhumanité, tant d’opiniâtreté de la part de mes parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance ; je n’ai jamais pu trouver d’autres moyens de les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens ; que je ne redemandasse ma légitime, et que je n’associasse un enfant naturel à des enfants légitimes. Mais ce qui n’était qu’une conjecture va se tourner en certitude.

  1. Variante : Que je n’osais la regarder.