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gourme que j’ai jetée, et dont je me crois et me félicite d’être parfaitement guéri. — Quels sont mes torts ? — Vous n’en avez aucun. — Auriez-vous quelque objection secrète à faire à ma conduite ? — Pas la moindre ; vous avez été la femme la plus constante, la plus honnête, la plus tendre qu’un homme pût désirer. — Ai-je omis quelque chose qu’il fût en mon pouvoir de faire ? — Rien. — Ne vous ai-je pas sacrifié mes parents ? — Il est vrai. — Ma fortune. — J’en suis au désespoir. — Ma santé ? — Cela se peut. — Mon honneur, ma réputation, mon repos ? — Tout ce qu’il vous plaira. — Et je te suis odieuse ! — Cela est dur à dire, dur à entendre, mais puisque cela est, il faut en convenir. — Je lui suis odieuse !… Je le sens, et ne m’en estime pas davantage !… Odieuse ! ah ! dieux !… » À ces mots une pâleur mortelle se répandit sur son visage ; ses lèvres se décolorèrent ; les gouttes d’une sueur froide, qui se formait sur ses joues, se mêlaient aux larmes qui descendaient de ses yeux ; ils étaient fermés ; sa tête se renversa sur le dos de son fauteuil ; ses dents se serrèrent ; tous ses membres tressaillaient ; à ce tressaillement succéda une défaillance qui me parut l’accomplissement de l’espérance qu’elle avait conçue à la porte de cette maison. La durée de cet état acheva de m’effrayer. Je lui ôtai son mantelet ; je desserrai les cordons de sa robe ; je relâchai ceux de ses jupons, et je lui jetai quelques gouttes d’eau fraîche sur le visage. Ses yeux se rouvrirent à demi ; il se fit entendre un murmure sourd dans sa gorge ; elle voulait prononcer : Je lui suis odieuse ; et elle n’articulait que les dernières syllabes du mot ; puis elle poussait un cri aigu. Ses paupières s’abaissaient ; et l’évanouissement reprenait. Gardeil, froidement assis dans son fauteuil, son coude appuyé sur la table et sa tête appuyée sur sa main, la regardait sans émotion, et me laissait le soin de la secourir. Je lui dis à plusieurs reprises : « Mais, monsieur, elle se meurt… il faudrait appeler. » Il me répondit en souriant et haussant les épaules : « Les femmes ont la vie dure ; elles ne meurent pas pour si peu ; ce n’est rien ; cela se passera. Vous ne les connaissez pas ; elles font de leur corps tout ce qu’elles veulent… — Elle se meurt, vous dis-je. » En effet, son corps était comme sans force et sans vie ; il s’échappait de dessus son fauteuil, et elle serait tombée à terre de droite