Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/294

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je le brûlerais ou non. Ce dernier parti l’emporta ; une minute plus tôt ou plus tard, c’eût été le parti contraire. Dans ma perplexité, je crus qu’il était sage de prendre le conseil de quelque personne éclairée. Je monte à cheval dès la pointe du jour ; je m’achemine à toutes jambes vers la ville ; je passe devant la porte de ma maison, sans y entrer ; je descends au séminaire qui était alors occupé par des Oratoriens, entre lesquels il y en avait un distingué par la sûreté de ses lumières et la sainteté de ses mœurs : c’était un père Bouin, qui a laissé dans le diocèse la réputation du plus grand casuiste.


Mon père en était là, lorsque le docteur Bissei entra : c’était l’ami et le médecin de la maison. Il s’informa de la santé de mon père, lui tâta le pouls, ajouta, retrancha à son régime, prit une chaise, et se mit à causer avec nous.

Mon père lui demanda des nouvelles de quelques-uns de ses malades, entre autres, d’un vieux fripon d’intendant d’un M. de La Mésangère, ancien maire de notre ville. Cet intendant avait mis le désordre et le feu dans les affaires de son maître, avait fait de faux emprunts sous son nom, avait égaré des titres, s’était approprié des fonds, avait commis une infinité de friponneries dont la plupart étaient avérées, et il était à la veille de subir une peine infamante, sinon capitale. Cette affaire occupait alors toute la province. Le docteur lui dit que cet homme était fort mal, mais qu’il ne désespérait pas de le tirer d’affaire.

MON PÈRE.

C’est un très-mauvais service à lui rendre.

MOI.

Et une très-mauvaise action à faire.

LE DOCTEUR BISSEI.

Une mauvaise action ! Et la raison, s’il vous plaît ?

MOI.

C’est qu’il y a tant de méchants dans ce monde, qu’il n’y faut pas retenir ceux à qui il prend envie d’en sortir.

LE DOCTEUR BISSEI.

Mon affaire est de le guérir, et non de le juger ; je le guérirai, parce que c’est mon métier ; ensuite le magistrat le fera pendre, parce que c’est le sien.