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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.


On a demandé, il y a longtemps, si les Français pouvaient avoir des Géorgiques et si leur langue était capable de se plier aux détails de l’économie rustique. J’ai peine à le croire. Successivement guerriers barbares, chevaliers errants, esclaves sous des seigneurs féodaux, sujets sous des rois ou de grands vassaux, nation monarchique ; nous n’avons jamais été peuple purement agricole ; notre idiome usuel n’a point été champêtre. Cependant on ne donne aux champs, aux arbres, aux légumes, à la vigne, aucune façon ; aux bestiaux, aucun soin, et il n’y a rien dans la culture des arbres et des plantes qui n’ait son nom propre parmi nous ; mais cette langue technique ne se parle point hors de nos villages ; les mots n’en ont point été prononcés dans nos villes. Un poëme donc, où toutes ces expressions rustiques seraient employées, aurait souvent le défaut ou de n’être point entendu ou de manquer d’harmonie, d’élégance et de dignité, ces expressions n’ayant point été maniées par le

    conseillé, ou plutôt j’avais exigé de lui comme un devoir que la raison et la justice lui imposaient également, qu’avant de prononcer sur les Saisons, il relût les Géorgiques de Virgile, qui lui donneraient à cet égard la mesure précise du mérite de Saint-Lambert. Voici sa réponse à cet article de ma lettre :

    « Conformément à vos ordres suprêmes, je lirai les Géorgiques de Virgile, pour apprécier les Saisons de Saint-Lambert. J’ai bien peur de me rappeler le mot du cardinal italien qui voyait un tableau de Le Sueur à côté d’un tableau de Le Brun, et qui disait du premier : Malo vicino. Je comparais les Saisons de Thompson à Notre-Dame-de-Lorette et les Géorgiques de Virgile à la Vénus de Médicis. Si j’allais découvrir que Saint-Lambert n’a fait sa Vénus ni belle ni riche, cela me fâcherait, et j’aurais bien de la peine à le dire, etc. »

    Un mois après, je reçus de Diderot une autre lettre, où il me disait : « J’ai lu deux livres des Géorgiques, qui m’ont fait grand plaisir et bien grand mal à Saint-Lambert. Ne le dites à personne, mon cher Naigeon ; mais je doute que je puisse supporter jusqu’au bout la lecture de ce poëme. C’est surtout le ton général qui m’en déplaira. Le vieux poëte parle sans cesse la langue des champs ; mais il est toujours noble, et noble avec sobriété. Un paysan l’entendrait avec plaisir ; il croirait que ce poëte ne dit pas autrement que lui. Sa poésie est comme cachée ; mais elle n’échappe pas à l’œil pénétrant d’un homme de goût, et elle l’enivre autant qu’elle l’émerveille. Il y a deux tons très-distingués dans Virgile : l’un, où il est poëte sous le manteau ; et l’autre, où il se montre tel avec tout le faste de son métier ; dans ses épisodes, par exemple, les malheurs et les prodiges qui ont annoncé, accompagné et suivi la mort de César, font frémir ; et puis, se met-il à peindre les délices de la vie champêtre, c’est une âme, une chaleur, une douceur qui vous enchantent, etc. » (N.)