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couleurs, qui tenaient mon âme agitée d’une suite presque ininterrompue de sensations diverses, et qui formaient cet impétueux ouragan qui la soulevait à son gré ; je ne les retrouve plus. Je ne suis plus en suspens ; je ne souffre plus ; je ne tremble plus ; je n’espère plus ; je ne m’indigne plus ; je ne frémis plus ; je ne suis plus troublé, attendri, touché ; je ne pleure plus, et vous prétendez toutefois que c’est la chose même que vous m’avez montrée ! Non, ce ne l’est pas ; les traits épars d’une belle femme ne font pas une belle femme ; c’est l’ensemble de ces traits qui la constitue, et leur désunion la détruit ; il en est de même du style. C’est qu’à parler rigoureusement, quand le style est bon, il n’y a point de mot oisif ; et qu’un mot qui n’est pas oisif représente une chose, et une chose si essentielle, qu’en substituant à un mot son synonyme le plus voisin, ou même au synonyme le mot propre, on fera quelquefois entendre le contraire de ce que l’orateur ou le poëte s’est proposé.

Le poëte a voulu me faire entendre que plusieurs événements se sont succédé en un clin d’œil. Rompez le rhythme et l’harmonie de ses vers ; changez les expressions ; et mon esprit changera la mesure du temps ; et la durée s’allongera pour moi avec votre récit. Virgile a dit :

Hic gelidi fontes : hic mollia prata, Lycori ;
Hic nemus : hic ipso tecum consumerer ævo.

Virgil. Bucol. Eglog. x, vers. 42 et 43.

Traduisez avec l’abbé Desfontaines : Que ces clairs ruisseaux, que ces prairies et ces bois forment un lieu charmant ! Ah, Lycoris ! c’est ici que je voudrais couler avec toi le reste de mes jours ! et vantez-vous d’avoir tué un poëte.

Il n’y a donc qu’un moyen de rendre fidèlement un auteur, d’une langue étrangère dans la nôtre : c’est d’avoir l’âme pénétrée des impressions qu’on en a reçues, et de n’être satisfait de sa traduction que quand elle réveillera les mêmes impressions dans l’âme du lecteur. Alors l’effet de l’original et celui de la copie sont les mêmes ; mais cela se peut-il toujours ? Ce qui paraît sûr, c’est qu’on est sans goût, sans aucune sorte de sensibilité, et même sans une véritable justesse d’es-