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riche cordon que je puisse donner à ma mie ; ainsi soient, en tout temps, ta forme et ta beauté préférées à tous les autres serpents ; » ce Cannibale a de la verve, il a même du goût ; car la verve se laisse rarement maîtriser par le goût, mais ne l’exclut pas. La verve a une marche qui lui est propre : elle dédaigne les sentiers connus. Le goût timide et circonspect tourne sans cesse les yeux autour de lui ; il ne hasarde rien ; il veut plaire à tous ; il est le fruit des siècles et des travaux successifs des hommes. On pourrait dire du goût ce que Cicéron disait de l’action héroïque d’un vieux Romain : Laus est temporum, non hominis[1]. Mais rien n’est plus rare qu’un homme doué d’un tact si exquis, d’une imagination si réglée, d’une organisation si sensible et si délicate, d’un jugement si fin et si juste, appréciateur si sévère des caractères, des pensées et des expressions ; qu’il ait reçu la leçon du goût et des siècles dans toute sa pureté, et qu’il ne s’en écarte jamais : tel me semble Térence. Je le compare à quelques-unes de ces précieuses statues qui nous restent des Grecs, une Vénus de Médicis, un Antinoüs. Elles ont peu de passions, peu de caractère, presque point de mouvement ; mais on y remarque tant de pureté, tant d’élégance et de vérité, qu’on n’est jamais las de les considérer. Ce sont des beautés si déliées, si cachées, si secrètes, qu’on ne les saisit toutes qu’avec le temps ; c’est moins la chose que l’impression et le sentiment, qu’on en remporte ; il faut y revenir, et l’on y revient sans cesse. L’œuvre de la verve au contraire se connaît tout entier, tout d’un coup, ou point du tout. Heureux le mortel qui sait réunir dans ses productions ces deux grandes qualités, la verve et le goût ! Où est-il ? Qu’il vienne déposer son ouvrage au pied du Gladiateur et du Laocoon, Artis imitatoriæ opera stupenda !

Jeunes poëtes, feuilletez alternativement Molière et Térence. Apprenez de l’un à dessiner, et de l’autre à peindre. Gardez-vous surtout de mêler les masques hideux d’un bal avec les physionomies vraies de la société. Rien ne blesse autant un amateur des convenances et de la vérité, que ces personnages

  1. Chénier a imité ce passage quand il a dit, en parlant de saint Louis :
    Ses défauts sont du temps, ses vertus sont de lui.
    (Br.)