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sans apprêt, sans art apparent, avec une vérité qui ne se conçoit pas, elle ôte à Clarisse toute espérance de réconciliation avec ses parents, seconde les vues de son ravisseur, la livre à sa méchanceté, la détermine au voyage de Londres, à entendre des propositions de mariage, etc. Je ne sais ce qu’elle ne produit pas : elle accuse la famille en l’excusant ; elle démontre la nécessité de la fuite de Clarisse, en la blâmant. C’est un des endroits entre beaucoup d’autres, où je me suis écrié : Divin Richardson ! Mais pour éprouver ce transport il faut commencer l’ouvrage et lire jusqu’à cet endroit.

J’ai crayonné dans mon exemplaire la cent vingt-quatrième lettre, qui est de Lovelace à son complice Léman, comme un morceau charmant : c’est là qu’on voit toute la folie, toute la gaieté, toute la ruse, tout l’esprit de ce personnage. On ne sait si l’on doit aimer ou détester ce démon. Comme il séduit ce pauvre domestique ! C’est le bon, c’est l’honnête Léman. Comme il lui peint la récompense qui l’attend ! Tu seras monsieur l’hôte de l’Ours blanc ; on appellera ta femme madame l’hôtesse. et puis en finissant : Je suis votre ami Lovelace. Lovelace ne s’arrête point à de petites formalités, quand il s’agit de réussir : tous ceux qui concourent à ses vues sont ses amis.

Il n’y avait qu’un grand maître qui pût songer à associer à Lovelace cette troupe d’hommes perdus d’honneur et de débauche, ces viles créatures qui l’irritent par des railleries, et l’enhardissent au crime. Si Belford s’élève seul contre son scélérat ami, combien il lui est inférieur ! Qu’il fallait de génie pour introduire et pour garder quelque équilibre entre tant d’intérêts opposés !

Et croit-on que ce soit sans dessein que l’auteur a supposé à son héros cette chaleur d’imagination, cette frayeur du mariage, ce goût effréné de l’intrigue et de la liberté, cette vanité démesurée, tant de qualités et de vices !

Poëtes, apprenez de Richardson à donner des confidents aux méchants, afin de diminuer l’horreur de leurs forfaits, en la divisant ; et, par la raison opposée, à n’en point donner aux honnêtes gens, afin de leur laisser tout le mérite de leur bonté. Avec quel art ce Lovelace se dégrade et se relève ! Voyez la lettre cent soixante-quinzième. Ce sont les sentiments d’un cannibale ; c’est le cri d’une bête féroce. Quatre lignes de