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et lorsqu’elle en a pu faire quelques-unes, la voilà consolée. C’est, je vous l’avoue, une grande malédiction que de sentir et penser ainsi ; mais si grande, que j’aimerais mieux tout à l’heure que ma fille mourût entre mes bras que de l’en savoir frappée. Ma fille !… Oui, j’y ai pensé, et je ne m’en dédis pas.

« Travaillez à présent, homme merveilleux, travaillez, consumez-vous : voyez la fin de votre carrière à l’âge où les autres commencent la leur, afin qu’on porte de vos chefs-d’œuvre des jugements pareils ! Nature, prépare pendant des siècles un homme tel que Richardson ; pour le douer, épuise-toi ; sois ingrate envers tes autres enfants, ce ne sera que pour un petit nombre d’âmes comme la mienne que tu l’auras fait naître ; et la larme qui tombera de mes yeux sera l’unique récompense de ses veilles. »

Et par postscript, elle ajoute : « Vous me demandez l’enterrement et le testament de Clarisse, et je vous les envoie ; mais je ne vous pardonnerais de ma vie d’en avoir fait part à cette femme. Je me rétracte : lisez-lui vous-même ces deux morceaux, et ne manquez pas de m’apprendre que ses ris ont accompagné Clarisse jusque dans sa dernière demeure, afin que mon aversion pour elle soit parfaite. »

Il y a, comme on voit, dans les choses de goût, ainsi que dans les choses religieuses, une espèce d’intolérance que je blâme, mais dont je ne me garantirais que par un effort de raison.

J’étais avec un ami, lorsqu’on me remit l’enterrement et le testament de Clarisse, deux morceaux que le traducteur français a supprimés, sans qu’on sache trop pourquoi. Cet ami est un des hommes les plus sensibles que je connaisse, et un des plus ardents fanatiques de Richardson : peu s’en faut qu’il ne le soit autant que moi. Le voilà qui s’empare des cahiers, qui se retire dans un coin et qui lit. Je l’examinais : d’abord je vois couler des pleurs, il s’interrompt, il sanglote ; tout à coup il se lève, il marche sans savoir où il va, il pousse des cris comme un homme désolé, et il adresse les reproches les plus amers à toute la famille des Harlove.

Je m’étais proposé de noter les beaux endroits des trois poëmes de Richardson ; mais le moyen ? Il y en a tant ! Je me rappelle seulement que la cent vingt-huitième lettre, qui est de Mme Harvey à sa nièce, est un chef-d’œuvre ;