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en soit blessée ; à celle-ci un honnête homme pour amant, mais un honnête homme empesé et ridicule que sa maîtresse désole, malgré l’agrément et la protection d’une mère qui l’appuie ; à avoir combiné dans ce Lovelace les qualités les plus rares, et les vices les plus odieux, la bassesse avec la générosité, la profondeur et la frivolité, la violence et le sang-froid, le bon sens et la folie ; à en avoir fait un scélérat qu’on hait, qu’on aime, qu’on admire, qu’on méprise, qui vous étonne sous quelque forme qu’il se présente, et qui ne garde pas un instant la même. Et cette foule de personnages subalternes, comme ils sont caractérisés ! combien il y en a ! Et ce Belford avec ses compagnons, et Mme  Howe et son Hickman, et Mme  Norton, et les Harlove père, mère, frère, sœurs, oncles et tantes, et toutes les créatures qui peuplent le lieu de débauche ! Quels contrastes d’intérêts et d’humeurs ! comme tous agissent et parlent ! Comment une jeune fille, seule contre tant d’ennemis réunis, n’aurait-elle pas succombé ! Et encore quelle est sa chute !

Ne reconnaît-on pas sur un fond tout divers la même variété de caractères, la même force d’événements et de conduite dans Grandisson ?

Paméla est un ouvrage plus simple, moins étendu, moins intrigué ; mais y a-t-il moins de génie ? Or, ces trois ouvrages, dont un seul suffirait pour immortaliser, un seul homme les a faits.

Depuis qu’ils me sont connus, ils ont été ma pierre de touche ; ceux à qui ils déplaisent sont jugés pour moi. Je n’en ai jamais parlé à un homme que j’estimasse, sans trembler que son jugement ne se rapportât pas au mien. Je n’ai jamais rencontré personne qui partageât mon enthousiasme, que je n’aie été tenté de le serrer entre mes bras et de l’embrasser.

Richardson n’est plus. Quelle perte pour les lettres et pour l’humanité ! Cette perte m’a touché comme s’il eût été mon frère. Je le portais en mon cœur sans l’avoir vu, sans le connaître que par ses ouvrages.

Je n’ai jamais rencontré un de ses compatriotes, un des miens qui eût voyagé en Angleterre, sans lui demander : « Avez-vous vu le poëte Richardson ? » Ensuite : « Avez-vous vu le philosophe Hume ? »

Un jour, une femme d’un goût et d’une sensibilité peu com-