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semblables, plus aimé mes devoirs ; si je n’ai eu pour les méchants que de la pitié ; si j’ai conçu plus de commisération pour les malheureux, plus de vénération pour les bons, plus de circonspection dans l’usage des choses présentes, plus d’indifférence sur les choses futures, plus de mépris pour la vie, et plus d’amour pour la vertu ; le seul bien que nous puissions demander au ciel, et le seul qu’il puisse nous accorder, sans nous châtier de nos demandes indiscrètes !

Je connais la maison des Harlove comme la mienne ; la demeure de mon père ne m’est pas plus familière que celle de Grandisson. Je me suis fait une image des personnages que l’auteur a mis en scène ; leurs physionomies sont là : je les reconnais dans les rues, dans les places publiques, dans les maisons ; elles m’inspirent du penchant ou de l’aversion. Un des avantages de son travail, c’est qu’ayant embrassé un champ immense, il subsiste sans cesse sous mes yeux quelque portion de son tableau. Il est rare que j’aie trouvé six personnes rassemblées, sans leur attacher quelques-uns de ses noms. Il m’adresse aux honnêtes gens, il m’écarte des méchants ; il m’a appris à les reconnaître à des signes prompts et délicats. Il me guide quelquefois, sans que je m’en aperçoive.

Les ouvrages de Richardson plairont plus ou moins à tout homme, dans tous les temps et dans tous les lieux ; mais le nombre des lecteurs qui en sentiront tout le prix ne sera jamais grand : il faut un goût trop sévère ; et puis, la variété des événements y est telle, les rapports y sont si multipliés, la conduite en est si compliquée, il y a tant de choses préparées, tant d’autres sauvées, tant de personnages, tant de caractères ! À peine ai-je parcouru quelques pages de Clarisse, que je compte déjà quinze ou seize personnages ; bientôt le nombre se double. Il y en a jusqu’à quarante dans Grandisson ; mais ce qui confond d’étonnement, c’est que chacun a ses idées, ses expressions, son ton ; et que ces idées, ces expressions, ce ton varient selon les circonstances, les intérêts, les passions, comme on voit sur un même visage les physionomies diverses des passions se succéder. Un homme qui a du goût ne prendra point une lettre de Mme  Norton pour la lettre d’une des tantes de Clarisse, la lettre d’une tante pour celle d’une autre tante ou de Mme  Howe, ni un billet de Mme  Howe pour un billet