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Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris ; il ne vous transporte point dans des contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages ; il ne se renferme point dans des lieux clandestins de débauche ; il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses caractères sont pris du milieu de la société ; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées ; les passions qu’il peint sont telles que je les éprouve en moi ; ce sont les mêmes objets qui les émeuvent, elles ont l’énergie que je leur connais ; les traverses et les afflictions de ses personnages sont de la nature de celles qui me menacent sans cesse ; il me montre le cours général des choses qui m’environnent. Sans cet art, mon âme se pliant avec peine à des biais chimériques, l’illusion ne serait que momentanée et l’impression faible et passagère.

Qu’est-ce que la vertu ? C’est, sous quelque face qu’on la considère, un sacrifice de soi-même. Le sacrifice que l’on fait de soi-même en idée est une disposition préconçue à s’immoler en réalité.

Richardson sème dans les cœurs des germes de vertu qui y restent d’abord oisifs et tranquilles : ils y sont secrètement, jusqu’à ce qu’il se présente une occasion qui les remue et les fasse éclore. Alors ils se développent ; on se sent porter au bien avec une impétuosité qu’on ne se connaissait pas. On éprouve, à l’aspect de l’injustice, une révolte qu’on ne saurait s’expliquer à soi-même. C’est qu’on a fréquenté Richardson ; c’est qu’on a conversé avec l’homme de bien, dans des moments où l’âme désintéressée était ouverte à la vérité.

Je me souviens encore de la première fois que les ouvrages de Richardson tombèrent entre mes mains : j’étais à la campagne. Combien cette lecture m’affecta délicieusement ! À chaque instant, je voyais mon bonheur s’abréger d’une page. Bientôt j’éprouvai la même sensation qu’éprouveraient des hommes d’un commerce excellent qui auraient vécu ensemble pendant longtemps et qui seraient sur le point de se séparer. À la fin, il me sembla tout à coup que j’étais resté seul. Cet auteur vous ramène sans cesse aux objets importants de la vie. Plus on le lit, plus on se plaît à le lire.