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reuse pour le goût et pour les mœurs. Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les ouvrages de Richardson, qui élèvent l’esprit, qui touchent l’âme, qui respirent partout l’amour du bien, et qu’on appelle aussi des romans.

Tout ce que Montaigne, Charron, La Rochefoucauld et Nicole ont mis en maximes, Richardson l’a mis en action. Mais un homme d’esprit, qui lit avec réflexion les ouvrages de Richardson, refait la plupart des sentences des moralistes ; et avec toutes ces sentences il ne referait pas une page de Richardson.

Une maxime est une règle abstraite et générale de conduite dont on nous laisse l’application à faire. Elle n’imprime par elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui agit, on le voit, on se met à sa place ou à ses côtés, on se passionne pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle, s’il est vertueux ; on s’en écarte avec indignation, s’il est injuste et vicieux. Qui est-ce que le caractère d’un Lovelace, d’un Tomlinson, n’a pas fait frémir ? Qui est-ce qui n’a pas été frappé d’horreur du ton pathétique et vrai, de l’air de candeur et de dignité, de l’art profond avec lequel celui-ci joue toutes les vertus ? Qui est-ce qui ne s’est pas dit au fond de son cœur qu’il faudrait fuir de la société et se réfugier au fond des forêts, s’il y avait un certain nombre d’hommes d’une pareille dissimulation ?

Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas surpris, comme il est arrivé à des enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant : Ne le croyez pas, il vous trompe… Si vous allez là, vous êtes perdu. Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon ! combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! J’étais, au sortir de ta lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien.

J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents, je sentais que j’avais acquis de l’expérience.