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fable, elles en affaiblissent également l’intérêt, et lui font perdre ce caractère de vérité si difficile à saisir dans tous les arts d’imitation, et qui distingue particulièrement cet ouvrage de Diderot. Quoique, dans toutes les matières qui sont l’objet des connaissances humaines, le raisonnement, l’observation, l’expérience ou le calcul doivent seuls être consultés ; quoique les autorités, quelle qu’en soit la source, soient en général assez insignifiantes aux yeux du philosophe, et doivent être employées dans tous les cas avec autant de sobriété que de circonspection et de choix, je dirai néanmoins que le suffrage de Diderot semble devoir être ici de quelque poids ; on doit naturellement supposer que le parti auquel il s’est enfin arrêté, lui a paru en dernière analyse le plus propre à produire un grand effet : or, il a supprimé ces lettres, comme après la construction d’un édifice on détruit l’échafaud qui a servi à l’élever. Elles ne font point partie du manuscrit de la Religieuse[1], qu’il m’a remis plusieurs mois avant sa mort, quoique ce manuscrit, qui a servi de copie pour la collection générale de ses œuvres, soit d’ailleurs chargé d’un grand nombre de corrections, et de deux additions très-importantes qui ne se trouvent point dans la première édition.

« Je sais que le commun des lecteurs (et à cet égard, comme à beaucoup d’autres, le public est plus ou moins peuple) veut avoir indistinctement tout ce qu’un auteur célèbre a écrit ; ce qui est presque aussi ridicule que de vouloir savoir tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a dit dans le cours de sa vie ; mais il faut avouer aussi que la cupidité et le mauvais goût des éditeurs n’ont pas peu contribué à corrompre, à cet égard, l’esprit public. On a dit d’eux qu’ils vivaient des sottises des morts ; et cela n’est que trop vrai. Manquant, en général, de cette espèce de tact et d’instinct qui fait découvrir une belle page, une belle ligne partout où elle se trouve ; plus occupés surtout de grossir le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même respect tout ce qu’il a produit de bon, de médiocre et de mauvais ; ils enlèvent en même temps, pour me servir de l’expression de l’ancien poète, la paille, la balle, la poussière et le grain ; rem auferunt cum pulvisculo. Voltaire, qui aperçoit, qui saisit d’un coup d’œil si juste et si prompt le côté ridicule des personnes et des choses ; Voltaire, qui a l’art si difficile et si rare de dire tout avec grâce, compare finement la manie des éditeurs à celle des sacristains. « Tous, dit-il, rassemblent des guenilles qu’ils veulent faire révérer. Mais on ne doit imprimer d’un auteur que ce qu’il a écrit de digne d’être lu. Avec cette règle honnête il y aurait

  1. Elles ne pouvaient en faire partie, puisque l’assemblage des divers morceaux de cet échafaud, pour parler comme Naigeon, est dû à Grimm et non à Diderot.