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stricte et la plus délicate, qui rendent M. de Croismare aussi respectable pour ses amis qu’il leur est cher ; il n’est question que de son esprit. Une imagination vive et riante, un tour de tête original, des opinions qui ne sont arrêtées qu’à un certain point, et qu’il adopte ou qu’il proscrit alternativement, de la verve toujours modérée par la grâce, une activité d’âme incroyable, qui, combinée avec une vie oisive et avec la multiplicité des ressources de Paris, le porte aux occupations les plus diverses et les plus disparates, lui fait créer des besoins que personne n’a jamais imaginés avant lui, et des moyens tout aussi étranges pour les satisfaire, et par conséquent une infinité de jouissances qui se succèdent les unes aux autres : voilà une partie des éléments qui constituent l’être de M. de Croismare, appelé par ses amis le charmant marquis par excellence, comme l’abbé Galiani était pour eux le charmant abbé. M. Diderot, comparant sa bonhomie au tour piquant du marquis de Croismare, lui dit quelquefois : Votre plaisanterie est comme la flamme de l’esprit-de-vin, douce et légère, qui se promène partout sur ma toison, mais sans jamais la brûler.

Ce charmant marquis nous avait quittés au commencement de l’année 1759 pour aller dans ses terres en Normandie, près de Caen. Il nous avait promis de ne s’y arrêter que le temps nécessaire pour mettre ses affaires en ordre ; mais son séjour s’y prolongea insensiblement ; il y avait réuni ses enfants ; il aimait beaucoup son curé ; il s’était livré à la passion du jardinage ; et comme il fallait à une imagination aussi vive que la sienne des objets d’attachement réels ou imaginaires, il s’était tout à coup jeté dans la plus grande dévotion. Malgré cela, il nous aimait toujours tendrement ; mais vraisemblablement nous ne l’aurions jamais revu à Paris, s’il n’avait pas successivement perdu ses deux fils. Cet événement nous l’a rendu depuis environ quatre ans, après une absence de plus de huit années ; sa dévotion s’est évaporée comme tout s’évapore à Paris, et il est aujourd’hui plus aimable que jamais.

Comme sa perte nous était infiniment sensible, nous délibérâmes en 1760, après l’avoir supportée pendant plus de quinze mois, sur les moyens de l’engager à revenir à Paris. L’auteur des mémoires qui précèdent se rappela que, quelque temps avant son départ, on avait parlé dans le monde, avec beaucoup