Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/176

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

secours !… À moi, sœur Thérèse… À moi, sœur Suzanne… » Cependant on l’avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison ; et elle disait : « Vous avez raison, vous avez raison, hélas ! je suis devenue folle, je le sens. »

Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents supplices ; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liées sur le dos ; elle en voyait avec des torches à la main ; elle se joignait à celles qui faisaient amende honorable ; elle se croyait conduite à la mort ; elle disait au bourreau : « J’ai mérité mon sort, je l’ai mérité ; encore si ce tourment était le dernier ; mais une éternité ! une éternité de feux !… »

Je ne dis rien ici qui ne soit vrai ; et tout ce que j’aurais encore à dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d’en souiller ces papiers.


Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, elle mourut. Quelle mort, monsieur le marquis ! je l’ai vue, je l’ai vue la terrible image du désespoir et du crime à sa dernière heure ; elle se croyait entourée d’esprits infernaux ; ils attendaient son âme pour s’en saisir ; elle disait d’une voix étouffée : « Les voilà ! les voilà !… » et leur opposant de droite et de gauche un christ qu’elle tenait à la main ; elle hurlait, elle criait : « Mon Dieu !… mon Dieu !… » La sœur Thérèse la suivit de près ; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine d’humeur et de superstition.


On m’accuse d’avoir ensorcelé sa devancière ; elle le croit, et mes chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également persécuté par ses supérieurs, et me persuade de me sauver de la maison.


Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi ; elles se cassent, et je tombe ; j’ai les jambes dépouillées, et une violente contusion aux reins. Une seconde, une troisième tentative m’élèvent au haut du mur ; je descends. Quelle est ma surprise ! au lieu d’une chaise de poste dans laquelle j’espérais d’être reçue, je trouve un mauvais carrosse public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune bénédictin. Je ne tardai pas à m’apercevoir, au ton indécent qu’il pre-