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— Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.

— Vous endormez-vous tout de suite ?

— Assez communément.

— Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, à quoi pensez-vous ?

— À ma vie passée, à celle qui me reste ; ou je prie Dieu, ou je pleure ; que sais-je ?

— Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure ?

— Je me lève.

— Tout de suite ?

— Tout de suite.

— Vous n’aimez donc pas à rêver ?

— Non.

— À vous reposer sur votre oreiller ?

— Non.

— À jouir de la douce chaleur du lit ?

— Non.

— Jamais ?… »

Elle s’arrêta à ce mot, et elle eut raison ; ce qu’elle avait à me demander n’était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus mal de le dire, mais j’ai résolu de ne rien celer. « … Jamais vous n’avez été tentée de regarder, avec complaisance, combien vous êtes belle ?

— Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites ; et puis, quand je le serais, c’est pour les autres qu’on est belle, et non pour soi.

— Jamais vous n’avez pensé à promener vos mains sur cette belle gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et si blanches ?

— Oh ! pour cela, non ; il y a du péché à cela ; et si cela m’était arrivé, je ne sais comment j’aurais fait pour l’avouer à confesse… »

Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu’on vint l’avertir qu’on la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dépit, et qu’elle aurait mieux aimé continuer de causer avec moi, quoique ce que nous disions ne valût guère la peine d’être regretté ; cependant nous nous séparâmes.

Jamais la communauté n’avait été plus heureuse que depuis que j’y étais entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l’inéga-