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ou raison de l’observer, qu’est-ce que cela faisait à cette sœur ? La supérieure m’embrassait par le milieu du corps ; et elle trouvait que j’avais la plus jolie taille. Elle m’avait tirée à elle ; elle me fit asseoir sur ses genoux ; elle me relevait la tête avec les mains, et m’invitait à la regarder ; elle louait mes yeux, ma bouche, mes joues, mon teint : je ne répondais rien, j’avais les yeux baissés, et je me laissais aller à toutes ces caresses comme une idiote. Sœur Thérèse était distraite, inquiète, se promenait à droite et à gauche, touchait à tout sans avoir besoin de rien, ne savait que faire de sa personne, regardait par la fenêtre, croyait avoir entendu frapper à la porte ; et la supérieure lui dit : « Sainte-Thérèse, tu peux t’en aller si tu t’ennuies.

— Madame, je ne m’ennuie pas.

— C’est que j’ai mille choses à demander à cette enfant.

— Je le crois.

— Je veux savoir toute son histoire ; comment réparerai-je les peines qu’on lui a faites, si je les ignore ? Je veux qu’elle me les raconte sans rien omettre ; je suis sûre que j’en aurai le cœur déchiré, et que j’en pleurerai ; mais n’importe : Sainte-Suzanne, quand est-ce que je saurai tout ?

— Madame, quand vous l’ordonnerez.

— Je t’en prierais tout à l’heure, si nous en avions le temps. Quelle heure est-il ?… »

Sœur Thérèse répondit : « Madame, il est cinq heures, et les vêpres vont sonner.

— Qu’elle commence toujours.

— Mais, madame, vous m’aviez promis un moment de consolation avant vêpres. J’ai des pensées qui m’inquiètent ; je voudrais bien ouvrir mon cœur à maman. Si je vais à l’office sans cela, je ne pourrai prier, je serai distraite.

— Non, non, dit la supérieure, tu es folle avec tes idées. Je gage que je sais ce que c’est ; nous en parlerons demain.

— Ah ! chère mère, dit sœur Thérèse, en se jetant aux pieds de la supérieure et en fondant en larmes, que ce soit tout à l’heure.

— Madame, dis-je à la supérieure, en me levant de sur ses genoux où j’étais restée, accordez à ma sœur ce qu’elle vous demande ; ne laissez pas durer sa peine ; je vais me retirer ; j’aurai toujours le temps de satisfaire l’intérêt que vous voulez