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étaient déjà alarmées de la prédilection qu’elle m’avait accordée. Ces premiers moments se passèrent en éloges réciproques, en questions sur la maison que j’avais quittée, en essais de mon caractère, de mes inclinations, de mes goûts, de mon esprit : on vous tâte partout ; c’est une suite de petites embûches qu’on vous tend, et d’où l’on tire les conséquences les plus justes. Par exemple, on jette un mot de médisance, et l’on vous regarde ; on entame une histoire, et l’on attend que vous en demandiez la suite, ou que vous la laissiez ; si vous dites un mot ordinaire, on le trouve charmant, quoiqu’on sache bien qu’il n’en est rien ; on vous loue ou l’on vous blâme à dessein ; on cherche à démêler vos pensées les plus secrètes ; on vous interroge sur vos lectures ; on vous offre des livres sacrés et profanes ; on remarque votre choix ; on vous invite à de légères infractions de la règle ; on vous fait des confidences, on vous jette des mots sur les travers de la supérieure : tout se recueille et se redit ; on vous quitte, on vous reprend ; on sonde vos sentiments sur les mœurs, sur la piété, sur le monde, sur la religion, sur la vie monastique, sur tout. Il résulte de ces expériences réitérées une épithète qui vous caractérise, et qu’on attache en surnom à celui que vous portez ; ainsi je fus appelée Sainte-Suzanne la réservée.

Le premier soir, j’eus la visite de la supérieure ; elle vint à mon déshabiller ; ce fut elle qui m’ôta mon voile et ma guimpe, et qui me coiffa de nuit : ce fut elle qui me déshabilla. Elle me tint cent propos doux, et me fit mille caresses qui m’embarrassèrent un peu, je ne sais pas pourquoi, car je n’y entendais rien ni elle non plus ; à présent même que j’y réfléchis, qu’aurions-nous pu y entendre ? Cependant j’en parlai à mon directeur, qui traita cette familiarité, qui me paraissait innocente et qui me le paraît encore, d’un ton fort sérieux, et me défendit gravement de m’y prêter davantage. Elle me baisa le cou, les épaules, les bras ; elle loua mon embonpoint et ma taille, et me mit au lit ; elle releva mes couvertures d’un et d’autre côté, me baisa les yeux, tira mes rideaux et s’en alla. J’oubliais de vous dire qu’elle supposa que j’étais fatiguée, et qu’elle me permit de rester au lit tant que je voudrais. J’usai de sa permission ; c’est, je crois, la seule bonne nuit que j’aie passée dans le cloître ; et si, je n’en suis presque