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tu me raconteras tout cela…. » Et en disant ces mots, elle prenait une de mes mains qu’elle me frappait de petits coups avec la sienne. Les jeunes ecclésiastiques me firent aussi leur compliment. Il était tard ; M. Manouri prit congé de nous ; l’archidiacre et ses compagnons allèrent chez M.***, seigneur d’Arpajon, où ils étaient invités, et je restai seule avec la supérieure ; mais ce ne fut pas pour longtemps : toutes les religieuses, toutes les novices, toutes les pensionnaires accoururent pêle-mêle : en un instant je me vis entourée d’une centaine de personnes. Je ne savais à qui entendre ni à qui répondre ; c’étaient des figures de toute espèce et des propos de toutes couleurs ; cependant je discernai qu’on n’était mécontent ni de mes réponses ni de ma personne.

Quand cette conférence importune eut duré quelque temps, et que la première curiosité eut été satisfaite, la foule diminua ; la supérieure écarta le reste, et elle vint elle-même m’installer dans ma cellule. Elle m’en fit les honneurs à sa mode ; elle me montrait l’oratoire, et disait : « C’est là que ma petite amie priera Dieu ; je veux qu’on lui mette un coussin sur ce marchepied, afin que ses petits genoux ne soient pas blessés. Il n’y a point d’eau bénite dans ce bénitier ; cette sœur Dorothée oublie toujours quelque chose. Essayez ce fauteuil ; voyez s’il vous sera commode… »

Et tout en parlant ainsi, elle m’assit, me pencha la tête sur le dossier, et me baisa le front. Cependant elle alla à la fenêtre, pour s’assurer que les châssis se levaient et se baissaient facilement : à mon lit, et elle en tira et retira les rideaux, pour voir s’ils fermaient bien. Elle examina les couvertures : « Elles sont bonnes. » Elle prit le traversin, et le faisant bouffer, elle disait : « Chère tête sera fort bien là-dessus ; ces draps ne sont pas fins, mais ce sont ceux de la communauté ; ces matelas sont bons… » Cela fait, elle vient à moi, m’embrasse, et me quitte. Pendant cette scène je disais en moi-même : « Ô la folle créature ! » Et je m’attendais à de bons et de mauvais jours.

Je m’arrangeai dans ma cellule ; j’assistai à l’office du soir, au souper, à la récréation qui suivit. Quelques religieuses s’approchèrent de moi, d’autres s’en éloignèrent ; celles-là comptaient sur ma protection auprès de la supérieure ; celles-ci