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disant bas à l’oreille : « Je vous aime à la folie ; et quand ces pédants-là seront sortis, je ferai venir nos sœurs, et vous nous chanterez un petit air, n’est-ce pas ?… » Il me prit une envie de rire. Le grave M. Hébert fut un peu déconcerté ; ses deux jeunes compagnons souriaient de son embarras et du mien. Cependant M. Hébert revint à son caractère et à ses manières accoutumées, lui ordonna brusquement de s’asseoir, et lui imposa silence. Elle s’assit ; mais elle n’était pas à son aise ; elle se tourmentait à sa place, elle se grattait la tête, elle rajustait son vêtement où il n’était pas dérangé ; elle bâillait ; et cependant l’archidiacre pérorait sensément sur la maison que j’avais quittée, sur les désagréments que j’avais éprouvés, sur celle où j’entrais, sur les obligations que j’avais aux personnes qui m’avaient servie. En cet endroit je regardai M. Manouri, il baissa les yeux. Alors la conversation devint plus générale ; le silence pénible imposé à la supérieure cessa. Je m’approchai de M. Manouri, je le remerciai des services qu’il m’avait rendus ; je tremblais, je balbutiais, je ne savais quelle reconnaissance lui promettre. Mon trouble, mon embarras, mon attendrissement, car j’étais vraiment touchée, un mélange de larmes et de joie, toute mon action lui parla beaucoup mieux que je ne l’aurais pu faire. Sa réponse ne fut pas plus arrangée que mon discours ; il fut aussi troublé que moi. Je ne sais ce qu’il me disait ; mais j’entendais, qu’il serait trop récompensé s’il avait adouci la rigueur de mon sort ; qu’il se ressouviendrait de ce qu’il avait fait, avec plus de plaisir encore que moi ; qu’il était bien fâché que ses occupations, qui l’attachaient au Palais de Paris, ne lui permissent pas de visiter souvent le cloître d’Arpajon ; mais qu’il espérait de monsieur l’archidiacre et de madame la supérieure la permission de s’informer de ma santé et de ma situation.

L’archidiacre n’entendit pas cela ; mais la supérieure répondit : « Monsieur, tant que vous voudrez ; elle fera tout ce qui lui plaira ; nous tâcherons de réparer ici les chagrins qu’on lui a donnés… » Et puis tout bas à moi : « Mon enfant, tu as donc bien souffert ? Mais comment ces créatures de Longchamp ont-elles eu le courage de te maltraiter ? J’ai connu ta supérieure ; nous avons été pensionnaires ensemble à Port-Royal, c’était la bête noire des autres. Nous aurons le temps de nous voir ;