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— Vous avez vu M. Manouri depuis la perte de votre procès ?

— Une fois.

— C’est bien peu. Il ne vous a point écrit ?

— Non, monsieur.

— Vous ne lui avez point écrit ?

— Non, monsieur.

— Il vous apprendra sans doute ce qu’il a fait pour vous. Je vous ordonne de ne le point voir au parloir ; et s’il vous écrit, soit directement, soit indirectement, de m’envoyer sa lettre sans l’ouvrir ; entendez-vous, sans l’ouvrir. — Oui, monsieur ; et je vous obéirai… »

Soit que la méfiance de M. Hébert me regardât, ou mon bienfaiteur, j’en fus blessée.

M. Manouri vint à Longchamp dans la soirée même : je tins parole à l’archidiacre ; je refusai de lui parler. Le lendemain il m’écrivit par son émissaire ; je reçus sa lettre et je l’envoyai, sans l’ouvrir, à M. Hébert. C’était le mardi, autant qu’il m’en souvient. J’attendais toujours avec impatience l’effet de la promesse de l’archidiacre et des mouvements de M. Manouri. Le mercredi, le jeudi, le vendredi se passèrent sans que j’entendisse parler de rien. Combien ces journées me parurent longues ! Je tremblais qu’il ne fût survenu quelque obstacle qui eût tout dérangé. Je ne recouvrais pas ma liberté, mais je changeais de prison ; et c’est quelque chose. Un premier événement heureux fait germer en nous l’espérance d’un second ; et c’est peut-être là l’origine du proverbe qu’un bonheur ne vient point sans un autre.

Je connaissais les compagnes que je quittais, et je n’avais pas de peine à supposer que je gagnerais quelque chose à vivre avec d’autres prisonnières ; quelles qu’elles fussent, elles ne pouvaient être ni plus méchantes, ni plus malintentionnées. Le samedi matin, sur les neuf heures, il se fit un grand mouvement dans la maison ; il faut bien peu de chose pour mettre des têtes de religieuses en l’air. On allait, on venait, on se parlait bas ; les portes des dortoirs s’ouvraient et se fermaient ; c’est, comme vous l’avez pu voir jusqu’ici, le signal des révolutions monastiques. J’étais seule dans ma cellule ; le cœur me battait. J’écoutais à la porte, je regardais par ma fenêtre, je me déme-