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On était sur le point de sortir de table. Je m’adressai à la supérieure, je lui parlai, en présence de toutes les religieuses, du danger de la sœur Ursule, je la pressai d’en juger par elle-même. « Eh bien ! dit-elle, il faut la voir. » Elle y monta, accompagnée de quelques autres ; je les suivis : elles entrèrent dans sa cellule ; la pauvre sœur n’était plus ; elle était étendue sur son lit, toute vêtue, la tête inclinée sur son oreiller, la bouche entr’ouverte, les yeux fermés, et le christ entre ses mains. La supérieure la regarda froidement, et dit : « Elle est morte. Qui l’aurait crue si proche de sa fin ? C’était une excellente fille : qu’on aille sonner pour elle, et qu’on l’ensevelisse. »

Je restai seule à son chevet. Je ne saurais vous peindre ma douleur ; cependant j’enviais son sort. Je m’approchai d’elle, je lui donnai des larmes, je la baisai plusieurs fois, et je tirai le drap sur son visage, dont les traits commençaient à s’altérer ; ensuite je songeai à exécuter ce qu’elle m’avait recommandé. Pour n’être pas interrompue dans cette occupation, j’attendis que tout le monde fût à l’office : j’ouvris l’oratoire, j’abattis la planche et je trouvai un rouleau de papiers assez considérable que je brûlai dès le soir. Cette jeune fille avait toujours été mélancolique ; et je n’ai pas mémoire de l’avoir vue sourire, excepté une fois dans sa maladie.

Me voilà donc seule dans cette maison, dans le monde ; car je ne connaissais pas un être qui s’intéressât à moi. Je n’avais plus entendu parler de l’avocat Manouri ; je présumais, ou qu’il avait été rebuté par les difficultés ; ou que, distrait par des amusements ou par ses occupations, les offres de services qu’il m’avait faites étaient bien loin de sa mémoire, et je ne lui en savais pas très-mauvais gré : j’ai le caractère porté à l’indulgence ; je puis tout pardonner aux hommes, excepté l’injustice, l’ingratitude et l’inhumanité. J’excusais donc l’avocat Manouri tant que je pouvais, et tous ces gens du monde qui avaient montré tant de vivacité dans le cours de mon procès, et pour qui je n’existais plus ; et vous-même, monsieur le marquis, lorsque nos supérieurs ecclésiastiques firent une visite dans la maison.

Ils entrent, ils parcourent les cellules, ils interrogent les religieuses, ils se font rendre compte de l’administration temporelle et spirituelle ; et, selon l’esprit qu’ils apportent à leurs fonctions, ils réparent ou ils augmentent le désordre. Je revis