Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouvai couchée sur son lit tout habillée ; elle me dit : « Vous voilà, chère amie ? Je me doutais que vous ne tarderiez pas à venir, et je vous attendais. Écoutez-moi. Que j’avais d’impatience que vous vinssiez ! Ma défaillance a été si forte et si longue, que j’ai cru que j’y resterais et que je ne vous reverrais plus. Tenez, voilà la clef de mon oratoire, vous en ouvrirez l’armoire, vous enlèverez une petite planche qui sépare en deux parties le tiroir d’en bas ; vous trouverez derrière cette planche un paquet de papiers ; je n’ai jamais pu me résoudre à m’en séparer, quelque danger que je courusse à les garder, et quelque douleur que je ressentisse à les lire ; hélas ! ils sont presque effacés de mes larmes : quand je ne serai plus, vous les brûlerez… »

Elle était si faible et si oppressée, qu’elle ne put prononcer de suite deux mots de ce discours ; elle s’arrêtait presque à chaque syllabe, et puis elle parlait si bas, que j’avais peine à l’entendre, quoique mon oreille fût presque collée sur sa bouche. Je pris la clef, je lui montrai du doigt l’oratoire, et elle me fit signe de la tête que oui ; ensuite, pressentant que j’allais la perdre, et persuadée que sa maladie était une suite ou de la mienne, ou de la peine qu’elle avait prise, ou des soins qu’elle m’avait donnés, je me mis à pleurer et à me désoler de toute ma force. Je lui baisai le front, les yeux, le visage, les mains ; je lui demandai pardon : cependant elle était comme distraite, elle ne m’entendait pas ; et une de ses mains se reposait sur mon visage et me caressait ; je crois qu’elle ne me voyait plus, peut-être même me croyait-elle sortie, car elle m’appela.

« Sœur Suzanne ? »

Je lui dis : « Me voilà.

— Quelle heure est-il ?

— Il est onze heures et demie.

— Onze heures et demie ! Allez-vous-en dîner ; allez, vous reviendrez tout de suite… »

Le dîner sonna, il fallut la quitter. Quand je fus à la porte elle me rappela ; je revins ; elle fit un effort pour me présenter ses joues ; je les baisai : elle me prit la main, elle me la tenait serrée ; il semblait qu’elle ne voulait pas, qu’elle ne pouvait me quitter : « cependant il le faut, dit-elle en me lâchant, Dieu le veut ; adieu, sœur Suzanne. Donnez-moi mon crucifix… » Je le lui mis entre les mains, et je m’en allai.