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prérogative ; mais qu’elle leur est dévolue tout naturellement, parce qu’ils étaient les seuls propres à la posséder. Ils lui diront que cela n’est arrivé, ni par accident, ni par négligence, ni par abus, ni par mépris, mais par des lois invariables et éternelles de nature, l’une desquelles a voulu que la force en tout et partout commandât à la faiblesse ; loi qui s’exécute et dans le monde physique et dans le monde moral ; et au centre de Paris et de Londres, et dans le fond des forêts ; et parmi les hommes et parmi les animaux.

En vain s’indignera-t-il de ce que les lois sont nées pour la plupart d’une nécessité fortuite et passagère. Ils lui diront que sans la nécessité il n’y aurait point eu de loi du tout ; et que c’est à la même nécessité que les lois actuelles sont soumises, prêtes à céder et à durer, quand et tant qu’il lui plaira.

En vain s’écriera-t-il : Felici sono quelle pochissime nazioni, che non aspettarono che il lento moto delle combinazioni e vicissitudini umane facesse succedere all’ estremita de i mali un avviamento al bene, ma ne accelerarono i passagi intermedi con buone leggi[1]. Heureux le très-petit nombre de nations qui n’attendirent pas que le mouvement lent des combinaisons et des vicissitudes humaines fît naître à l’extrémité des maux un acheminement au bien, mais qui par de bonnes lois en abrégèrent les passages intermédiaires. Ils lui diront qu’il s’est tout à fait trompé sur un point de fait ; et qu’il n’y a jamais eu de nations telles qu’il les représente. Ils lui diront que, s’il veut se donner la peine d’examiner soigneusement l’histoire et les archives des nations qu’il a vraisemblablement en vue, il trouvera que les lois qu’il préconise le plus sont sorties de ces combinaisons, de ces vicissitudes humaines auxquelles il dispute si dédaigneusement le droit de législation. Ils lui diront que la plupart de ces lois ont été tracées avec la pointe de l’épée, et les traces humectées de sang humain, et toutes à l’avantage et au profit de leurs instituteurs ; et qu’aucune d’elles peut-être ne fut dictée par des philosophes théoriciens, par de subtils abstracteurs, par de froids examinateurs de la nature humaine.

Et, selon toute apparence, ils concluront leurs remarques par lui dire avec leur insolence ordinaire, que, quoi qu’il en

  1. Beccaria, édition Brière, page 2.