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tions des hommes du monde et sur les perfections des hommes de mon état ; je m’enorgueillissais dans mes pensées, et je me sentais un besoin d’épancher au dehors l’estime de moi-même et le mépris des autres. J’aurais voulu répandre ces sentiments dans le monde entier, et je me rendis à Balbeck, qui me parut un théâtre digne de moi ; bientôt j’osai entrer dans le temple le plus fréquenté pour y prêcher le peuple.

« Je traversai le temple avec ce maintien modeste et ce front baissé que nous prescrit la règle ; mais je jetais de temps en temps des regards dédaigneux sur les flots des fidèles qui s’ouvraient à mon passage. Je jouissais du respect que mon habit me semblait leur imposer, et j’étais bien sûr de leur en inspirer dans peu pour ma personne. Je montai enfin dans la tribune, je levais au ciel des yeux pleins de confiance, et je me semblais lui demander moins des lumières que son attention sur les services que j’allais lui rendre. Je rabaissais mes regards sur le peuple, et je voyais une foule hébétée dont les yeux étaient fixés sur moi. Elle était sans mouvement, et semblait attendre l’âme que j’allais lui donner. Je voyais dispersés dans la foule plusieurs religieux. Ils m’écouteront, disais-je, avec jalousie ; ils feront entre eux des critiques de mon discours ; mais ils en feront des éloges au peuple : ils en diront du bien sans en penser ; peut-être même, en les flattant, en les intéressant à mes succès, les ferais-je convenir que je ne suis pas sans éloquence. Je veux, quand je parlerai de leurs mœurs et de leur génie, me livrer à l’enthousiasme ; je veux mettre alors à leurs pieds les héros, les savants, et la masse entière du genre humain.

« En ramenant mes regards auprès de la tribune, je vis un groupe de sages. Les uns étaient de la cour, les autres de l’académie. Je sentis à cette vue la rougeur me monter au front ; mon âme était vivement émue par différents sentiments ; il y entrait de la honte et de la crainte, de la colère et de l’humiliation. Ah ! disais-je en moi-même, ces gens-là vont rire. Je craignais le jugement qu’ils allaient porter de moi ; j’étais indigné contre des hommes auxquels je ne pourrais en imposer, et, malgré mes efforts, je me sentais accablé du mépris que ces sages avaient pour les gens de mon étal, et de celui qu’ils auraient vraisemblablement pour ma rhétorique.

« Je n’avais jusque-là prêché que fort peu, et pour m’es-