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parole. Dans les moments qui suivirent, si j’ouvris la bouche, ce fut pour lui révéler mon dessein de passer ici, loin des hommes, tranquille, obscur, ignoré, le peu qui me restait de jours à vivre, adorant Dieu dans le silence, et ordonnant toutes mes actions à la dernière ; mais l’ami séduisant me peignit avec tant de douceur et de force l’avantage d’ouvrir son cœur à l’homme de bien, lorsqu’on l’avait rencontré, que je me laissai persuader. Je descendis avec lui dans mon jardin ; c’était au printemps ; les roses étaient écloses ; l’air était embaumé du parfum qu’elles exhalent sur le soir. Le jour suivant, nous allâmes nous promener et converser dans un autre jardin. Il était aussi planté de roses et embaumé de leur parfum ; nous y passâmes la nuit. Au point du jour, mon ami se mit à cueillir des roses, et il en remplissait son sein. Je le regardais, et son amusement m’inspirait des pensées sérieuses, je me disais : Voilà le monde, voilà ses plaisirs, voilà l’homme, voilà la vie, et je méditais un ouvrage que j’appellerais le Rosier, et je confiai cette idée à mon ami et il l’approuva, et je commençai mon ouvrage, qui fut achevé avant que les roses ne fussent fanées dans le sein de mon ami[1]. »




HISTOIRES OU FABLES SARRASINES


première fable[2]


Au temps d’Isa, trois hommes voyageaient ensemble ; chemin faisant, ils trouvèrent un trésor ; ils étaient bien contents. Ils continuèrent de marcher, mais la faim les prit, et l’un dit : « Il faudrait avoir à manger, qui est-ce qui en ira chercher ? — C’est moi, » répondit un second. Il part, il achète des mets ; mais en les achetant, il pensait que s’il les empoisonnait, ses compagnons de voyage en mourraient et que le trésor lui resterait, et il empoisonna les mets. Cependant les deux autres avaient médité, pendant son absence, de le tuer, et de partager

  1. « En un mot, il restait encore des roses au jardin lorsque le livre du Gulistan parvint à sa fin. » (Traduction Defrémery.)
  2. Nous ne retrouvons pas cette fable dans le Gulistan.