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coulaient, il me sembla que la dureté de mon cœur s’amollissait, et j’écrivis ces vers, qui convenaient à ma condition[1].

« À chaque instant une partie de moi-même s’envole. Hélas ! qu’il m’en est peu resté ! Malheureux, tu as cinquante ans, et tu dors encore ! Éveille-toi ; la nature t’a imposé une tâche ; t’en iras-tu sans l’avoir faite ? Le bruit du tambour et de la trompette s’est fait entendre, et le soldat négligent n’a pas préparé son bagage. L’aurore est levée, et les yeux du voyageur paresseux ne sont pas encore ouverts. Veux-tu ressembler à ces insensés ? Celui qui était venu a commencé un édifice, et il a passé ; un autre le continuait, lorsqu’il a passé ; un troisième s’occupait aussi du monument de vanité, lorsqu’il a passé comme les premiers. L’opiniâtreté de ces hommes, dans une chose de néant, ne doit-elle pas te faire rougir ! Tu ne prendrais pas un homme trompeur pour ton ami, et tu ne vois pas que rien ne trompe comme le monde ? Le monde s’en va, la mort entraîne indistinctement le méchant et le bon ; mais la récompense attend celui-ci. L’infortuné, c’est celui qui va mourir sans se repentir. Repens-toi donc ; amende-toi ; hâte-toi de déposer dans ton sépulcre la provision de ton voyage. Le moment presse ; la vie est comme la neige. À la fin du mois d’août, qu’en est-il resté sur la terre ? Il est tard, mais tu peux encore si tu veux, si tu ne permets pas aux charmes de la volupté de te lier. Allons, Sadi, secoue-toi[2]. »

Le poëte ajoute : « J’ai pesé mûrement ces choses ; j’ai vu que c’était la vérité, et je me suis retiré dans un lieu solitaire. J’ai abandonné la compagnie des hommes ; j’ai effacé de mon esprit tous les discours frivoles que j’avais entendus. Je me suis proposé de ne rien dire à l’avenir d’inutile, et j’avais formé cette résolution en moi-même et je m’y conformais, lorsqu’un ancien camarade, avec qui j’avais été à la Mecque sur un même chameau, fut conduit dans mon ermitage. C’était un homme d’un caractère serein et d’un esprit plein d’agrément. Il chercha à m’engager de conversation. Inutilement ; je ne proférai pas une

  1. Voici la traduction exacte, d’après M. Defrémery : « Une nuit, je pensais aux jours écoulés, je soupirais à cause de ma vie dissipée, je perçais la pierre de la cellule de mon cœur avec le diamant de mes larmes, et je prononçais ces vers analogues à ma situation… »
  2. « Écoute avec l’oreille de l’âme le conseil de Sadi : Tel est le chemin ; sois homme, et va. » (Traduction Defrémery.)