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cinqmars.

Voyons.

derville.

D’où vient que les hommes timides, même accoutumés à la réflexion, rient-ils toujours en parlant ?

cinqmars.

C’est pour empêcher les autres de rire de ce qu’ils disent. Il n’est pas même nécessaire d’être fort timide pour cela. Toutes les fois qu’on hasarde un propos qu’on n’est pas sûr d’apprécier à sa juste valeur, on rit pour avertir qu’on en aperçoit le défaut… Passons à votre autre question (en souriant), car il me semble que votre conversion s’avance.

derville.

Vous m’avez dit que ceux qui, par état ou par goût, méditaient profondément sur les misères humaines, ne riaient point ; que le rire déplacé ou inconsidéré venait d’inexpérience, lorsqu’il ne partait pas d’un manque de goût, de justice, ou de bonté.

cinqmars.

Cela est vrai.

derville.

Comment se fait-il donc que le méchant ne rit jamais ?

cinqmars.

Est-ce que vous ne voyez pas que le nuisible est toujours l’idée principale et permanente du méchant ? Il blesse, et il le sait ; mais non-seulement il est occupé de nuire, il faut encore qu’il travaille en même temps à prévoir et à parer la vengeance et le ressentiment toujours prêts à fondre sur sa tête. L’importance du mystère et du secret redouble encore en lui la tension d’esprit ; il travaille sourdement lorsque les autres se délassent. Pour être accessible au rire, il faut que l’âme soit dans un état de calme et d’égalité ; et le méchant est perpétuellement en action et en guerre avec lui-même et avec les autres : voilà pourquoi il ne rit point.

derville.

Je ne sais point de réplique à cela. (Rêvant.) Les mélancoliques et les amants ne rient pas non plus.