Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/457

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Mais, lui dit le vieillard, entre autres[1], à croire que le génie a trois têtes, et qu’un seul esprit anime ces trois têtes ; qu’il est plein de justice et de bonté, car il aime ses sujets et ne les rend jamais malheureux que pour leur bien, ou par leur faute, ou par celles des autres ; que son cœur est fermé aux passions ; que la colère qu’il marque n’en est pas ; que la peine qu’il ressent n’en est pas ; que le plaisir qu’il montre[2] n’en est pas, parce que son âme est dans un tel degré de perfection qu’elle ne peut être ébranlée qu’en apparence et par manière de parler. Le reste de vos obligations est contenu en abrégé dans les douze volumes in-folio que voici, et que vous apprendrez par cœur à votre loisir ; mais il faut savoir que si vous en interprétez de travers un seul mot, vous êtes perdu sans miséricorde. »

Le sérieux avec lequel on lui débitait ces absurdités, lui fit croire un moment le cerveau de ces vieillards ou bien le sien altéré ; il les quitta, parcourut la ville, et reçut les mêmes instructions de différentes personnes.

L’impossibilité de sortir de cette île lui fit prendre la résolution d’agir à peu près comme les autres, quoique au fond il ne pût se résoudre à croire un mot de tout ce qu’on lui avait dit de croire. Un jour qu’il était fatigué d’une longue course, il s’assit sur une planche[3] au bord du rivage, et se laissa aller à ses rêveries[4]. Il ne s’aperçut qu’elle l’avait insensiblement transporté au bord de la rive opposée, que lorsqu’il y fut arrivé.

« Ah ! parbleu, dit-il, je verrai donc enfin ce génie bizarre, » et il se mit en devoir de le chercher. Après avoir parcouru tous les coins de l’île, il le trouva à la fin, ou bien il ne le trouva pas ; car il faut convenir que, malgré mes profondes connaissances dans l’histoire des voyages, je ne pourrais rien dire de positif là-dessus. Mais s’il le trouva, il lui dit sans doute :

  1. Rousseau ajoute : choses.
  2. Rousseau ajoute : en apparence, qui revient deux lignes plus loin.
  3. Rousseau met : sur une petite barque.
  4. Ici Rousseau plus complet met : « et se laissant aller à ses rêveries il disait : « C’est un conte que tout cela, il n’y a pas de rive de l’autre côté ; cet immense amas d’eau touche au ciel : je le vois. » Tout en voyant et en rêvant il s’endormit ; et tandis qu’il dormait, un vent frais s’éleva, agita l’eau de la barque et le transporta insensiblement au bord de la rive opposée. Il ne se réveilla que lorsqu’il y fut arrivé. Ah ! parbleu, etc. »