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Ce fut ainsi que commencèrent les remontrances que le sultan se fit à lui-même. L’auteur a supprimé le reste ; il se contente de nous avertir que le prince y eut plus d’égard qu’à celles que lui présentaient ses ministres, et que Zaïde ne lui revint plus dans l’esprit.

Une de ces soirées qu’il était fort satisfait de sa maîtresse ou de lui-même, il proposa d’appeler Sélim, et de s’égarer un peu dans les bosquets du jardin du sérail. C’était des cabinets de verdure, où, sans témoins, l’on pouvait tout dire et faire bien des choses. En s’y acheminant, Mangogul jeta la conversation sur les raisons qu’on a d’aimer. Mirzoza, montée sur les grands principes, et entêtée d’idées de vertu qui ne convenaient assurément, ni à son rang, ni à sa figure, ni à son âge, soutenait que très souvent on aimait pour aimer, et que des liaisons commencées par le rapport des caractères, soutenues par l’estime, et cimentées par la confiance, duraient très longtemps et très constamment, sans qu’un amant prétendît à des faveurs, ni qu’une femme fût tentée d’en accorder.

« Voilà, madame, répondit le sultan, comme les romans vous ont gâtée. Vous avez vu là des héros respectueux et des princesses vertueuses jusqu’à la sottise ; et vous n’avez pas pensé que ces êtres n’ont jamais existé que dans la tête des auteurs. Si vous demandiez à Sélim, qui sait mieux que personne le catéchisme de Cythère, qu’est-ce que l’amour ? je gagerais bien qu’il vous répondrait que l’amour n’est autre chose que…

— Gageriez-vous, interrompit la sultane, que la délicatesse des sentiments est une chimère, et que, sans l’espoir de jouir, il n’y aurait pas un grain d’amour dans le monde ? En vérité, il faudrait que vous eussiez bien mauvaise opinion du cœur humain.

— Aussi fais-je, reprit Mangogul ; nos vertus ne sont pas plus désintéressées que nos vices. Le brave poursuit la gloire en s’exposant à des dangers ; le lâche aime le repos et la vie ; et l’amant veut jouir. »

Sélim, se rangeant de l’avis du sultan, ajouta que, si deux choses arrivaient, l’amour serait banni de la société pour n’y plus reparaître.

« Et quelles sont ces deux choses ? demanda la favorite.