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avec tant de chaleur, d’esprit et de vérité, qu’il est impossible de ne s’y pas tromper. On dispute, on s’épuise, et puis l’on est tout étonné, après des efforts inouïs et longs pour le détromper, de sentir à une pirouette, un mot plaisant, que cet homme était de votre avis. Soit qu’on parle, soit qu’on écrive, c’est une preuve de bon jugement et d’une logique excellente que de connaître les limites de son sujet et de s’y renfermer. Ce n’est pas qu’un écart me blesse, surtout s’il est rare, s’il est court, et qu’on y montre de la profondeur et de l’originalité ; mais, dans la conversation, rien n’est si impertinent que l’affectation d’un scepticisme qui s’étend jusqu’aux premiers axiomes ; rien de si fatigant, dans la composition, qu’un auteur qui a le nez libertin et qui se met à courir toutes sortes de lièvres ; un inconvénient de celui-ci, c’est de laisser toujours quelque part échapper un bout d’oreille qui fait rire l’homme instruit sur la terre duquel on chasse, qu’il connaît mieux que vous, et que vous battez maladroitement, entraîné par le piége de la contiguïté avec la vôtre. Je suis sûr que si frère Jacques eût traité le jardinage dans toute son étendue, il eût donné sa revanche à Pluche.

— Je ne vous entends pas.

— Pluche a écrit le Spectacle de la nature ; frère Jacques, jardinier des Chartreux, lisait un ouvrage qu’il trouvait admirable partout, excepté sur le jardinage. À cet endroit, il s’écria : « Ah, Pluche ! mon ami, tu ne sais ce que tu dis. » Faites circuler l’ouvrage de Pluche, et chaque partie jugée par un frère Jacques du métier est méprisée. Il s’ensuivra que l’ouvrage sera misérable d’un bout à l’autre. Le pis, c’est que les limites qu’il faut se prescrire, soit dans le monde, soit dans le cabinet, sont difficiles à fixer. Au delà, vous êtes diffus ; en deçà, vous êtes obscur ou peu concluant. Vous supposez votre lecteur ou trop instruit ou trop ignorant[1]. Cependant, à tout prendre, j’aime mieux laisser courir mon homme à toutes jambes que de l’arrêter par une interruption qui le détourne de sa route. J’aime mieux un essai qu’un traité ; un essai où l’on me jette quelques idées de génie, presque isolées, qu’un traité où ces

  1. Ceci est l’embarras permanent des commentateurs, qui ne savent jamais et ne peuvent savoir exactement sur quoi le lecteur a besoin d’éclaircissement, et qui se trouvent toujours entre l’accusation de pédantisme et celle d’ignorance.